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22 mai 2015 5 22 /05 /mai /2015 10:44

Né à Berlin en 1827, théologien qui se mua petit à petit en moraliste atrabilaire, Paul de Lagarde fut tout à la fois nationaliste, belliciste et furieusement antisémite. Sur l’échiquier politique, Lagarde avait une position qui lui était propre pour ne pas dire unique, le décrire comme un anarchiste de droite, comme nous avons tendance à le faire avec les penseurs insaisissables de notre époque, serait probablement encore trop complaisant ; lui-même se qualifiait de « radical-conservateur ». L’une des idées-forces de Lagarde tient en une sentence : « l’essence de l’homme n’est pas sa raison mais sa volonté ». Il affirmait que l’homme véritable était mû avant tout par sa propre volonté, son énergie et ses sentiments.

 

Thomas Carlyle

Thomas Carlyle

En cela, Lagarde est très proche de la pensée d’un Thomas Carlyle, ce philosophe écossais auteur des Héros, livre de chevet du jeune Fritz Haber. Les textes de Lagarde ont beaucoup de points communs avec les Pamphlets des derniers jours de Carlyle. Connu pour sa détestation du capitalisme et de la démocratie, mais aussi et surtout pour sa foi pseudo-religieuse pour le génie, le grand homme, le grand germanophile Carlyle, à qui l’on doit l'introduction de l’œuvre de Goethe en Grande-Bretagne (il fut son principal traducteur), était aussi célèbre en Allemagne que dans son propre pays. Le 20 mai 1875, âgé de 80 ans, alors qu’il venait de découvrir les essais antisémites de Lagarde, le vieux Carlyle lui écrivait une lettre au style enflammé, spécifiant à quel point cela faisait des années qu’il n’avait plus rencontré une pensée aussi indépendante et aussi loyale, une originalité aussi véritable dans un livre, qu’il vienne d’Allemagne ou d’ailleurs. « Votre conception des juifs, qui est finement épicée de satire, m’a considérablement amusé !», s’exclamait-il. Car oui, le principal problème de Paul de Lagarde aura été le juif. Mais au-delà du juif et de toute autre considération antisémite, le très gros problème de Lagarde fut en réalité la modernité. Tout ce qui était nouveau, moderne, changement, était selon lui un signe de déclin. Et on l’aura compris, cette modernité s’incarnait avant tout et principalement par le juif. Comme le rappelle la plupart des historiens qui se sont penchés sur la montée de l’antisémitisme à l’époque moderne, le Juif a systématiquement été dépeint comme l’incarnation maléfique de la modernité. Ces accusations, toutes exagérées et déformées qu’elles eurent été, ont fini par porter car elles étaient construites sur des faits réels : s’il n’y avait eu ni boom économique, ni fraudes spéculatives en Allemagne au début des années 1870, ni scandale de Panama en France, il aurait été difficile, voire probablement impossible, d’écrire un tel réquisitoire contre les Juifs et la modernité.

Ephraïm Frisch

Ephraïm Frisch

Il faut rappeler aussi, même si c’est une chose qui au XXIe siècle est devenue extrêmement délicate à souligner, que la réception de la pensée de Paul de Lagarde fut – tout comme celle de Thomas Carlyle – très bien accueillie deux générations plus tard dans une certaine communauté juive-allemande cultivée. Pour ne citer qu’une seule personnalité juive-allemande aussi célèbre que Fritz Haber et Walther Rathenau, l’écrivain Ephraïm Frisch, ami de Martin Buber et éditeur de Cassirer, verra lui aussi dans les pamphlets de Lagarde, comme bien d’autres, un idéalisme revigorant et un nouvel espoir politique pour l’Allemagne. Comme le rappelle Fritz Stern : que Paul de Lagarde ait pu être ainsi adopté sans réserve par ces gens témoigne, une fois de plus, du caractère essentiellement apolitique de beaucoup d’intellectuels allemands, qui ne se préoccupaient de politique que par intermittence. Dans leur admiration pour Lagarde, ils ne se souciaient guère de son côté brutal, de son immense propension à la haine, de son désir d’exterminer les juifs, les libéraux, les literati, et, s’il le fallait, les peuples non germaniques d’Europe centrale...

La pensée antisémite de Paul de Lagarde

Le plan de Lagarde était en effet on ne peut plus explicite : l’Allemagne devait se rendre invincible dans la Mitteleuropa. Et notre praeceptor Germaniae, en 1878, de prescrire la colonisation de la Pologne par l’Allemagne, la première étape devant être l’expulsion de tous les juifs polonais. D’autres « transferts de population » consisteront à déplacer les Slovènes, Tchèques, les Magyars et d’autres peuples non-germaniques, de l’intérieur de l’Empire autrichien vers des régions qui leur seront assignées de façon bien définie et où ils pourront vivre et mourir dans un oubli règlementé. Les Allemands dominant alors totalement l’Europe centrale, pourront encore avancer et conquérir des espaces coloniaux s’étendant à l’Est jusqu’à l’Asie mineure. Ce sont ces plans qui inspirèrent en grande partie ce que l’on a appelé par la suite l’argument du Lebensraum, l’Espace vital, seul plan, selon Lagarde, capable de sauver l’Allemagne de sa surpopulation. Nous savons que Hitler a lu et annoté avec attention l’œuvre de Paul de Lagarde et que cet appel explicite au génocide des juifs polonais ne fut jamais oublié par les nationaux-socialistes. En 1944, l’armée distribua à grands frais une anthologie de Paul de Lagarde reprenant ces passages sur l’annexion de la Pologne et sur ce qui était déjà devenu prophétie accomplie.

Le prochain article s’attardera sur le projet éducatif de Lagarde.

 

Cet article, comme tous ceux qui ont pour sujet Paul de Lagarde, reprennent de larges extraits de Politique & Désespoir de Fritz Stern – Armand Colin – 1990.

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