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13 janvier 2008 7 13 /01 /janvier /2008 11:10

Collectif-Futiribles324.jpgUn autre personnage qui s’incline devant le talent de Sloterdijk mais qui s’énerve encore plus que moi à le lire est Jean-Jacques Salomon. Peu connu du grand public (il ne court pas après les émissions de télévision, c’est le moins que l’on puisse dire), Jean-Jacques Salomon est un philosophe des Sciences français de renommée internationale comme on pourra brièvement s’en rendre compte ici. Dans un article qu’il a consacré à deux ouvrages sur Fritz Haber (celui de l’américain Charles et le mien), paru dans le n°324 de la revue Futuribles, Jean-Jacques Salomon revient notamment sur le chapitre d’Ecumes dont je viens de publier l’extrait :

 

Souvenons-nous de la formule qu’Albert Camus a eue, bien seul alors dans la presse mondiale à réagir ainsi à « l’exploit scientifique » d’Hiroshima : « Notre xxe siècle est le siècle de la peur. On me dira que ce n’est pas là une science. Mais d’abord la science y est pour quelque chose, puisque ses derniers progrès théoriques l’ont amenée à se nier elle-même et puisque ses perfectionnements pratiques menacent la terre de destruction. De plus, si la peur en elle-même ne peut être considérée comme une science, il n’y a pas de doute qu’elle ne soit cependant une technique.1» Dans un style, un registre et un contexte très différents, c’est ce thème de la science devenue technique de terreur que Sloterdijk développe en insistant sur la privation, la pollution et la contamination de l’air qui constituent aujourd’hui la cible prioritaire de toutes les armes de destruction massive. Ce terrorisme « abolit la distinction entre la violence contre les personnes et contre les choses du côté de l’environnement : il est une violence contre les choses qui entourent les hommes et sans lesquelles les personnes ne pourraient rester des personnes.2» Le déplacement qu’il institue signale très exactement un attentat au sens latin du terme, non pas seulement une guerre, « mais l’exploitation maligne des habitudes de vie de la victime. »

 

Dans les sciences militaires, note Sloterdijk, on a gardé ce qu’on appelait le facteur de mortalité de Haber, produit de la concentration du toxique par la durée d’exposition (c par t). Après la Première Guerre mondiale, le même calcul s’appliquera aux travaux menés sur les insecticides avec la mise au point du Zyklon A destiné à la lutte contre les nuisibles. L’objectif était d’abord d’attaquer « les espaces d’habitude envahis par la vermine ». La même entreprise, Tesch et Stabenow (Testa), qui fit de son brevet un succès commercial sur le marché civil, proposera à la Wehrmacht et aux SS ses services non moins efficaces contre la « vermine humaine », avec un produit à peine amélioré, le Zyklon B, plus facile à transporter et à utiliser que sous la forme liquide et fugitive du Zyklon A. Dès 1939, l’entreprise avait donné des cours de désinfection et diffusé une brochure, Le petit manuel Testa sur le Zyklon, où l’on pouvait lire que l’élimination de la vermine « ne répond pas seulement à un impératif de l’intelligence, mais constitue aussi un acte de légitime défense.»

 

L’atmoterrorisme est toujours lutte contre des nuisibles : l’ennemi en temps de guerre, le sous-hommes en temps de paix, et fait apparaître, ajoute Sloterdijk, une climatologie spéciale : « Avec elle, la manipulation active de l’air que l’on respire devient une affaire culturelle, même si ce n’est dans un premier temps, que dans la dimension la plus destructive qui soit. Elle porte d’emblée les traits d’un acte de design au cours duquel on dessine et l’on produit ‘dans les règles de l’art’ des microclimats délimitables » dans et par lesquels des hommes donnent la mort à d’autres hommes3. Assurément, l’armement nucléaire répond aux mêmes critères de ce design en ajoutant aux effets de souffle et de chaleur propres à toute explosion les effets de la radioactivité et des impulsions électromagnétiques : ce n’est pas seulement priver d’air l’environnement de l’ennemi, c’est l’enfermer dans un environnement qui le contamine et le paralyse dans le temps suivant sa proximité du « point zéro » et son exposition aux retombées.

 

Curieusement, Sloterdijk omet d’ajouter cet autre exemple de design tout à fait proche du précédent par ses effets à long terme : durant la guerre américaine du Vietnam, le recours aux herbicides et aux défoliants (les agents orange, blanc et bleu). L’opération « Traînée de poussière » (Trail Dust) baptisée par la suite Hadès, du nom du dieu des morts, puis Ranch Hand (pour lui donner sans doute un air de convivialité rurale), s’étendit de 1962 à 1971. C’était déverser quelques 77 millions de litres d’agents actifs porteurs notamment de dioxine, dont la toxicité est très grande et surtout peut s’étendre de génération en génération, tout comme les effets ionisants des armes nucléaires. Les surfaces vaporisées une ou plusieurs fois ont été estimées à 1,36 million d’hectares, entraînant non seulement déforestation et contamination des terres, mais encore de 3 à 4 millions de victimes humaines, parmi lesquelles beaucoup d’enfants nés anormaux. […]



1. A. Camus, « Le siècle de la peur », article dans Combat, novembre 1946, Essais, Pléiade, Gallimard, 1965, p. 331.

2. P. Sloterdijk, op. cit., p. 93 et sq.
 

3. Idem, op. cit., p. 103 et 112. Comme Sloterdijk n’est jamais en reste d’équivalences, il évoque l’année 1924 qui voit les chambres à gaz « entrer dans le droit pénal d’un État démocratique », les États-Unis, et va jusqu’à comparer les parois vitrées permettant à des témoins invités « de se persuader de l’efficacité des conditions atmosphériques à l’intérieur de la chambre » aux « œilletons de verre dans les portes des chambres à gaz des camps de concentration « qui permettaient aux exécuteurs de jouir du privilège de l’observateur ». Dans les deux cas , écrit-il, « il s’agit de penser l’administration de la mort comme une production », mais la pendaison et la guillotine étaient-elles plus humaines ? Le parallèle est ici insoutenable et pour tout dire odieux : d’un côté l’énorme massacre de masse des « vermines humaines » par un ordre secret donné oralement, de l’autre le résultat public du jugement de tribunaux concernant des individus — fût-ce au prix d’erreurs judiciaires (pp. 104-108).

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