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20 mai 2019 1 20 /05 /mai /2019 13:13
L'éditeur Samuel Fischer

 

Samuel Fischer fut sans conteste le plus prestigieux éditeur berlinois de son époque. À l’aube de la Grande Guerre, son catalogue pouvait déjà s’enorgueillir d’auteurs tels que Hauptmann, Thomas Mann, Emil Ludwig, Hermann Hesse, Hofmannsthal, Schnitzler ou encore Walter Rathenau. Outre les romans et les recueils de poésies que publiait Fischer, nombreuses de ces grandes plumes collaboraient également au sein de la Neue Rundschau, revue trimestrielle fondée en 1890, financée par Rathenau, véritable vitrine de la maison Fischer Verlag et que Fischer lui-même envisageait comme une réponse allemande à la NRF française. En janvier 1914, impressionné par sa rigueur et son talent littéraire, Fischer misa beaucoup sur Robert Musil. Il le débaucha en rééditant tout d’abord son premier roman Törless, paru à Leipzig en 1906, puis Noces dans la foulée, recueil de deux nouvelles paru à Munich en 1911. Fischer s’engagea plus encore en lui confiant la direction de sa Neue Rundschau. Cette décision, s’il elle peut se voir comme le fruit d’un emballement trop soudain, fut en réalité prise sans excitation particulière ; la collaboration fut cependant de très courte durée et laissera à Fischer le souvenir d’un amer fiasco. Musil, pour sa part, ne tira aucun bénéfice notoire de son passage chez Fischer. Cette courte expérience d’éditeur lui apporta malgré tout une opportunité  qui allait compter : c’est en effet dans les bureaux de Fischer Verlag qu’il eut l’occasion de rencontrer en personne Walter Rathenau, personnalité dont on sait à quel point elle fut marquante pour lui, puisqu’en l’intégrant par la suite dans L’Homme sans Qualités sous les traits du personnage de Paul Arnheim, Musil produira certaines des plus grandes pages qui feront sa renommée mondiale.

Robert Musil

Cette rencontre avec Rathenau eut lieu le 11 janvier 1914, alors que Musil venait d’investir depuis peu son bureau d’éditeur au sein de la maison Fischer. Il est même probable que Rathenau fut la première grande personnalité que Musil rencontra dans le cadre de son nouvel emploi. Il connaissait bien évidement la renommée du patron de l’A.E.G., auteur à cette époque de plusieurs articles retentissants et de livres à succès. Rathenau était en réalité connu de n’importe quel Allemand et sa réputation, qui faisait de lui l’un des plus importants magnats d’Europe, dépassait depuis plusieurs années déjà les seules frontières de l’Empire. Venu dans les bureaux de Fischer pour parler avec ce dernier de la réception de La mécanique de l’Esprit, son dernier livre, Rathenau tomba par hasard sur le nouveau directeur de la Neue Rundschau. La rencontre impromptue de ces deux esprits qui s’opposaient en tout ne déboucha bien entendu sur aucune suite. Musil témoigna de ce moment avec une ironie et un dédain féroces dans son journal : « Dr W. Rathenau : un merveilleux costume anglais. Gris-clair avec des rayures foncées bordées de petits points blancs. Étoffe chaude, confortable et pourtant extrêmement souple. Bombe­ment fascinant de la poitrine; plus bas, flancs plats. Crâne légèrement négroïde. Phénicien. Le front et le devant de la calotte crânienne forment un segment de cône, puis le crâne – après une petite dépression, un rebord – s’élève vers l’arrière. La ligne pointe du menton-extrémité postérieure du crâne forme un angle de près de 45° avec l’horizontale, accentué encore par une petite barbe en pointe (qui fait plus menton que barbe). Petit nez busqué, hardi. Lèvres en arc, proéminentes. J’ignore à quoi ressemblait Hannibal, mais j’ai pensé à lui. Il dit volontiers : Mais mon cher monsieur, en vous serrant affec­tueusement le haut du bras. Habitué à accaparer aussitôt la conversation. Doctrinaire sans cesser d’être grand seigneur. On fait une objection : Sans doute ; je vous concède volontiers cette hypothèse, mais... Il dit (et là il m’est apparu comme le modèle de mon grand financier dans la scène de l’hôtel) : Par le calcul, dans la vie des affaires, vous n’obtenez absolument rien. Si vous êtes plus malin que l’autre, vous ne l’êtes qu’une fois ; la fois suivante, il se concentre et vous roule. Si vous avez plus de pouvoir que lui, la fois suivante ils se mettent à plusieurs et ont plus de pouvoir que vous. En affaires, c’est avec l’intuition seulement que vous obtenez l’avantage ; si vous êtes un visionnaire et ne pensez pas au but, si vous ne vous dites pas : Comment vais-je m’y prendre maintenant pour être malin ? ». On peut imaginer que Musil s’était efforcé de ne pas mettre à jour ses véritables sentiments dans ce portrait : en allant porter un regard sur les nombreuses pages qu’Elias Canetti lui a consacré dans ses mémoires, on se rend compte à quel point l’aversion que portait Musil aux grands écrivains – formule de dédain qui lui était chère lorsqu’il entendait parler de littérateurs trop médiatiques à son goût, tels que Thomas Mann ou Rathenau – était quasiment maladive. L’affaire le mettait plus hors de lui encore lorsque ces grands écrivains avaient le malheur d’être tactiles. Tous les témoignages de ses contemporains en attestent, Musil était une personnalité austère et sévère, méprisante au point de ne considérer aucun écrivain de son temps digne de le surpasser en rigueur ou en talent ; on ne lui connaissait de fait que très peu d’amis. On s’étonnera dès lors du choix de Fischer de lui prêter un rôle de dénicheur de talents pour relancer la Neue Rundschau. Fischer, Rathenau et Moritz Heimann (le célèbre lecteur et bras droit de Fischer) n’avaient pas mesuré, lorsqu’ils prirent collégialement la décision d’engager un nouveau directeur, à quel point Musil fuyait comme la peste les mondanités, la jeunesse avant-gardiste et les cercles littéraires les plus en vues. La recension de La Mécanique de l’Esprit que Musil signa dans le premier numéro dont il avait la charge fut probablement le premier symptôme qui leur signifia une erreur de jugement.

Rathenau

Musil s’accorda trois pages pour critiquer l’essai de Rathenau, il le fit de façon si condescendante, en reprochant notamment à son auteur de manquer de rigueur logique, de privilégier l’analyse binaire et d’être incapable d’entendre la complexité du monde, que cette critique reste, à ce jour encore, l’une des plus sévères que connut cet essai. Le magnat, dont les dons qu’il octroyait à Fischer participaient à financer le salaire de Musil, en fut absolument abasourdi, et Fischer, désemparé, dû s’en excuser. Dès le mois d’avril 1914, Moritz Heimann s’obligea à sortir de sa réserve en faisant part à son patron des manières peu respectueuses du nouveau directeur de revue envers les auteurs qu’il contactait. Heimann fut en effet le premier témoin des tendances conservatrices de Musil qui ne cessaient de se confronter avec les valeurs de la nouvelle génération littéraire. L’auteur futur de L’Homme sans Qualités se mit ainsi à dos en moins de temps qu’il ne le faut pour le dire toute une part de l’avant-garde germanophone. Dans son journal, il écrira vingt-cinq ans plus tard : « La passation du pouvoir à la jeunesse que j’étais censé encourager ne me plaisait pas ». Musil se fit pourtant du mal et tenta à maintes reprises de convenir à sa tâche. Dès ses prises de fonction à la tête de la Neue Rundschau, il repéra dans la revue Arkadia de Max Brod, parue six mois plus tôt, la nouvelle d’un jeune praguois inconnu. Par l’entremise de Brod qui lui fournit l’adresse de ce jeune auteur particulièrement farouche et peu sûr de lui, Musil envoya un courrier dans lequel il signifiait son intérêt de recevoir de sa main un texte nouveau. Il reçut quelques semaines plus tard un manuscrit titré La Métamorphose mais, trop long pour être présenté tel quel dans la revue, Musil se refusa de demander les coupes qu’ordinairement Fischer réclamait. L’affaire ne donna aucune suite et Musil, que Heilmann considérait comme le pire organisateur qui soit, oubliera d’en prévenir l’auteur. Le texte fut publié l’année suivante, en octobre 1915, dans la revue Die weißen Blätter (Les Feuilles blanches) d’Erik Ernst Schwabach, dirigée à l’époque par René Schickele. Deux ans plus tard, en pleine guerre, Musil de passage à Prague, rendit visite au jeune auteur de La Métamorphose. Aucun témoignage de cette rencontre ne nous est parvenu, Musil n’en faisant mention nullement mention dans son journal, tandis que Kafka se borna quant à lui à écrire à Félice, sa fiancée de l’époque, à la date du 14 avril 1916 : « Aujourd’hui Musil est venu me voir – tu te souviens de lui ? –, il est lieutenant dans l’infanterie, malade et néanmoins en fort bonne condition ». Cette entrevue ne donna aucune suite et jamais les deux auteurs ne reprirent contact. Tout juste Musil se contenta-t-il de repasser par Brod pour lui faire part de nouvelles propositions, qui là encore, n’aboutirent jamais.  

Les éditions Fischer réussiront toutefois à obtenir l’œuvre de Kafka dans les années 50, bien après la mort de son fondateur, en 1934.

À lire : Robert Musil, tout réinventer de Frédéric Joly, Le Seuil, 2015.  

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31 mars 2019 7 31 /03 /mars /2019 18:41
Walter Rathenau et le directeur d’A.E.G. Grèce en vacances d’été.

Walter Rathenau et le directeur d’A.E.G. Grèce en vacances d’été.

Quand l’Allemagne désirait fixer l’heure pour le monde :

L’introduction de l’heure d’été en Europe.

Jusqu'à la fin du XIXe siècle, l’Allemagne – comme bien d’autres vastes pays dans le monde – a toujours eu plusieurs heures différentes sur son territoire. La Bavière était ainsi réglée sur « l'heure de Munich » tandis que la Prusse l’était sur celle de Berlin, cette dernière devançant celle des Bavarois de sept minutes. Ce principe pris fin avec l’avènement des réseaux ferroviaires, lorsqu’en 1884 on uniformisa le temps en vingt-quatre fuseaux horaires et qu’à partir du 1er avril 1893, l’Allemagne appliqua « l’heure d’Europe centrale ».  

Ce furent conjointement le Reich allemand et l’Autriche-Hongrie qui, désireuses de fixer l’heure pour le monde, introduisirent ensuite le passage à l’heure d’été en Europe. Celle-ci fut effective à partir du 30 avril 1916 et répondait aux demandes d’économies énergétiques que réclamait  la guerre. Trois semaines après son introduction en Allemagne, les Britanniques adoptèrent également l’heure d’été, tout comme la France, grâce notamment au député de la gauche radicale André Honnorat. Si bien que très vite ce furent tous les ennemis de l’Allemagne qui s’alignèrent sur l’heure allemande. Avec l’avènement de la République de Weimar, sous la pression des agriculteurs mécontents, l’Allemagne mit cependant fin à son passage à l’heure d’été dès 1919. La plupart des pays abandonnèrent l'heure d'été après 1918, à l'exception du Canada, du Royaume-Uni, de l'Irlande, et les États-Unis. La France continua elle aussi mais connut les mêmes problèmes que l’Allemagne trois ans plus tard et sous la pression de ses agriculteurs elle abandonna l’heure d’été en 1922, pour la réintroduire directement après, en 1923.

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28 mars 2019 4 28 /03 /mars /2019 13:38
Gerhart et Margarete Hauptmann

Gerhart et Margarete Hauptmann

Gerhart Hauptmann

Considéré par beaucoup comme le plus important écrivain allemand des années 1880 à 1930, Gerhart Hauptmann était aussi l’ami proche d’Albert Einstein et de Walter Rathenau. Phare de la littérature naturaliste, on le compara à Emile Zola, notamment pour l’une de ses pièces de théâtre devenue un classique : Les Tisserands (1892), texte encensé de par le monde comme de Tolstoï. Dans de nombreuses lettres de sa correspondance, Einstein a fait savoir à quel point il appréciait Hauptmann et comment dans sa jeunesse il fut fortement ému et bouleversé par beaucoup de ses textes. Rathenau – dont il se disait que Hauptmann fut probablement son seul vrai ami – avait resserré plus encore son amitié avec l’écrivain lorsqu’en 1913 il le rejoignit dans le catalogue des éditions Fischer Verlag, créées par leur ami commun Samuel Fischer (voisin direct de Rathenau dans le quartier huppé de Grunewald) et de l’éditeur fameux de Fischer, Heilmann, beau-frère de Hauptmann par sa seconde épouse.

Les Hauptmann et Rathenau, dans les jardins du Ministères des Affaires étrangères, en 1922, quelques jours avant l'assassinat de Rathenau.

Le parcours intellectuel de Hauptmann reste cependant particulièrement complexe, puisqu’à la fin de sa vie, Hauptmann se félicita de la politique hitlérienne à travers laquelle il entrevoyait une résurgence de l’Allemagne au sein de la géopolitique mondiale. Les historiens ont récemment exhumés de nombreuses  lettres et journaux personnels inédits, ainsi que des notes en marge des livres de sa bibliothèque, comme le Mein Kampf de Hitler, qui attestent de ses envies de coopérer avec les dirigeants nazis. Hauptmann fut prêt à coopérer avec les nazis à un degré tel qui n’excluait pas des modifications occasionnelles de ses pièces pour qu’elles puissent mieux embrasser le sens de l’escalade idéologique des années 30. L'essentiel étant pour lui qu’elles soient toujours jouées. En 1934, tout prouve que l’acuité politique de Hauptmann frisait la sénilité lorsque, à l’un de ses amis qui lui parlait du sort tragique des juifs, il répondit : « Quelques juifs de l’Est, bon Dieu, ce n’est pas une affaire ! ». Il semblait avoir oublié – ou se refusait d’y penser – que ses nombreux amis juifs étaient alors pour beaucoup déjà en camps de concentration ou avaient émigré à l’étranger.

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24 mars 2019 7 24 /03 /mars /2019 16:19
Les fondateurs de la Fraternité des Vagabonds, en 1929 à Stuttgart. Gregor Gog, premier à partir de la droite.

Par ces temps de crise que connaît actuellement l’Europe, et particulièrement la France avec la recrudescence de nombreux sans-abris (Les derniers rapports de l’INSEE annoncent une progression depuis 2001 de 50% de sans-abris en France, soit 141 000 personnes), il m’a paru intéressant de revenir sur la Fraternité des Vagabonds (Bruderschaft der Vagabunden), une association artistique, politique et sociale vouée à l’aide et à l’émancipation des sans-abris allemands durant les années 1927 à 1933. Peu connue dans le milieu francophone, la Fraternité des Vagabonds n’a à ma connaissance aucune connexion directe avec les protagonistes de ma  série « Fritz Haber ». J’ai par contre toujours reconnu un cousinage graphique entre les œuvres des « artistes vagabonds » et celui des frères Deprez. Olivier et Denis Deprez sont deux auteurs que je connais depuis le milieu des années 90 et qui par leur expérimentations graphiques et narratives ont incontestablement éveillé mon intérêt pour la narration graphique.

Der Kunde, revue des Vagabonds

Leurs approches artistiques, en plus d’être formellement voisines de celles des « artistes vagabonds », sont également fortement animées par un souci de justice sociale, notamment chez Olivier qui a régulièrement abordé le monde ouvrier ou minier. Une autre similitude amusante est l’intérêt qu’a porté Olivier Deprez à Till Eulenspiegel, personnage sur lequel il a récemment travaillé en illustrant en 2017 une nouvelle édition du roman de Charles De Coster. La figure symbolique que la Fraternité des Vagabonds s’était choisie pour patronner son entreprise n’était autre que Till Eulenspiegel. Je ne me rappelle pas qu’un jour Olivier et Denis se soient revendiqués des « artistes vagabonds » et je ne sais pas s’ils connaissent ce mouvement artistique qui du reste a peu traversé les frontières de l’Allemagne. Qu’à cela ne tienne, il m’a toujours plu d’associer le travail des frères à celui des « artistes vagabonds », qui eux-mêmes ne sont en quelque sorte que la continuité d’une sorte de longue lignée qui a vu leur précéder autant de Posada, de Vallotton ou encore de Masereel.

 

 

Premier numéro de Der Kunde paru en 1927 et illustré par Hans Tombrock. Directement interdit et confisqué.
Hans Tombrock, 1927.

Avant de revenir sur cette fameuse Bruderschaft der Vagabunden, un bref rappel du contexte historique ne sera pas inutile. La crise que connut l’Allemagne durant la République de Weimar entre 1919 et 1932 reste en effet effroyable et historique. Au sortir de la guerre, l’Allemagne comptabilisait près de 70 000 sans-abris. En 1932, le chômage connut un pic à 45%, soit six millions de personnes, et les sans-abris, que l’on appelait alors des « vagabunden », passèrent de 70 000 à 500 000. L’évènement le plus emblématique de cette crise reste bien entendu l’effondrement du mark, qui eut des effets catastrophiques qui n’épargnèrent pratiquement aucune part de la société allemande. Cette crise connut son comble en novembre 1923, au plus fort de l’hyperinflation, lorsque le mark ne valait plus qu’un milliardième de dollar. La vie quotidienne des Allemands, faite de  misère et de criminalités, était devenue une épreuve pour tous. C’est l’époque où le mark perdait de sa valeur de jour en jour, parfois même d’heure en heure. On payait sa note de restaurant avant que le repas ne soit servi car celui-ci pouvait parfois atteindre le double de son prix une heure plus tard et une caution sur les couverts était réclamée par les tenanciers afin de contrevenir aux vols fréquents d’argenteries. Les grands magasins engageaient expressément du personnel pour changer les étiquettes des prix qui variaient plusieurs fois par jour. Les frais de postes explosèrent à un point tel que les cartes postales devinrent impossibles à envoyer car le nombre de timbres à y apposer empêchait toute inscription. Les lignes téléphoniques étaient systématiquement encombrées parce que trop de monde s’informait du cours du dollar. Les journaux connurent une recrudescence ahurissante de petites annonces, payées par des jeunes gens – filles comme garçons – prêts à se prostituer aux touristes étrangers, principalement des Américains, des Suisses et des Hollandais, venus en masse profiter d’une vie où tout leur était devenu quasiment gratuit. Les journaux et revues étrangères devinrent quant à elles introuvables dans tout le pays. C’est dans ce contexte que l’association d’obédience anarcho-syndicaliste « Fraternité des Vagabonds » vit le jour en 1927 sous l’impulsion de Gregor Gog. L’objectif de Gog se portait sur l’entraide et la solidarité en invitant les sans-abris à se prendre collectivement en main et à créer leurs propres auberges et logements. L’originalité de ce mouvement réside dans le fait qu’il était à la fois social, politique, mais aussi et surtout artistique.

Gerhart Bettermann, artiste vagabond, 1927.
Olivier Deprez, Le Château, FRMK, 2003.

Dès la création de sa fraternité, Gregor Gog s’entoura d’artistes, il s’agissait, des peintres et dessinateurs Hans Bönnighausen, Hans Tombrock et du tout jeune Gerhart Bettermann, alors âgé de 19 ans. À eux quatre (d’autres vinrent les rejoindre par après), ils commencèrent par éditer « Der Kunde », une revue qui regroupait des chansons, des poèmes, des dessins, des articles socialement critiques, ainsi que les bases de la « philosophie de la route rurale » développée par Gog, une « philosophie vagabonde » qui invitait tout un chacun à prendre le chemin des routes et à faire « la Grève générale à vie ». Le sommaire de la revue était également largement ouvert à tout vagabond désirant publier son expérience ou ses opinions. Vendue 30 pfennigs et offerte à tout vagabond désirant l’obtenir, Der Kunde parut à raison de quatre sorties annuelles, de 1927 à 1932, dans une relative discrétion puisque son tirage était généralement limité à 1 000 exemplaires. Ce qui n’empêcha pas la revue, dans le contexte anti-communiste que connaissait l’Allemagne, d’être interdite et confisquée par l’État dès son premier numéro. Trois autres numéros connurent le même sort. À la fin du printemps 1929, Gog et ses amis artistes organisèrent à Stuttgart le premier Congrès international des Vagabonds, auquel participèrent environ 500 personnes, dont quelques noms connus de l’époque, tel que Theodor Lessing (dont j’ai déjà parlé ici).

Hans Bönnighausen, artiste vagabond, 1927.
Case extraite des Nébulaires de Denis Deprez, Fréon, 1993.
À gauche, peinture de Hans Tombrock, à droite couverte de Frigorevue #4 par Olivier Deprez, 1995.

Comme je l’ai rappelé plus haut, sous Weimar, beaucoup d’étrangers venaient en Allemagne pour profiter des avantages que leur procurait un climat économique exceptionnel. C’est l’une des raisons pour laquelle de nombreux correspondants se sont à cette époque établis en Allemagne et que de très nombreux articles et commentaires nous sont restés. Ce congrès fut par exemple rapporté dans le journal français « Dimanche Illustré » du 23 juin 1929, dans un article signé Jean Stylo, particulièrement abject de mépris et de condescendance :

« Les Allemands ont le génie de l’organisation. Une preuve nouvelle nous en est fournie par le congrès qui vient de se tenir à Stuttgart, sur l’initiative d’un certain Gregor Gog, lequel s’est fait l’apôtre du vagabondage et le défenseur des vagabonds. Ce congrès a réuni deux cents délégués, qui, bien entendu, étaient venus à pied, mais n’ont pas cru, cependant, devoir coucher sous les ponts. Les séances furent marquées par une correction, un calme parfaits. Pas une seule fois, le président ne fut amené à traiter un récalcitrant de « va-nu-pieds ». Gregor Gog prononça un éloquent discours, où il célébra la fraternité des vagabonds. Vous qui vous rencontrez, leur dit-il, sur tous les chemins de la vie, aidez-vous, aimez-vous ! Vous formez une élite, puisque vous êtes des hommes libres au milieu d’esclaves attachés au piquet. Soyez fiers d’être des vagabonds ! Un avocat, lequel a un domicile, fit une conférence sur les droits de la corporation. À la manière de Sieyès, il proclama : Qu’est le vagabond dans la société actuelle ? Rien ! Que doit-il être ? Quelque chose, voire quelqu’un ! Et il annonça la création d’un office juridique auquel les « errants » pourront s’adresser pour faire redresser les abus de pouvoir dont ils sont parfois les victimes. Enfin, le congrès discuta, pour l’améliorer et assurer sa prompte réalisation, un projet qui consiste à créer, le long des routes, des auberges où les « trimardeurs » trouveront une hospitalité discrète et économique. Bref, le vagabondage s’embourgeoise, comme le reste. Et, bientôt, il sera une situation de tout repos, encore qu’elle oblige ses professionnels, voire ses amateurs, à de longues et fatigantes randonnées. N’importe, le vagabondage est un métier, si j’ose dire, qui se perd… Les vocations nouvelles se font de plus en plus rares. Notre époque est, en effet, sévère pour les irréguliers, les fantaisistes, quels qu’ils soient : il faut avoir, dans l’immense usine sociale, sa place, grande ou petite, et la liberté est devenue un luxe difficile. Certes, on rencontre encore des chemineaux le long des routes, mais ils datent d’un temps révolu. Ce sont des vétérans, des ancêtres ; les jeunes refusent d’entrer dans la carrière, bien qu’on soit certain d’y faire toujours son chemin. Je ne suis pas de ceux qui s’obstinent à trouver une sorte de charme romanesque à la pseudo-liberté d’un vagabondage crasseux et malodorant. Jean Richepin a glorifié les chemineaux, les opposant dans de grandiloquentes tirades aux « enchaînés » de la vie régulière. Poésie creuse que celle-là, comme est creux l’estomac des éternels pèlerins de la grand’route ! Le vagabondage, le vrai, manque de beauté comme de bien d’autres choses. Il a été pendant longtemps la plaie des campagnes, car ces inconnus à face terreuse, qui passent, le soir, devant les fermes, ne sont pas toujours des résignés, des pacifiques ; plus d’un est prêt à voler ou à faire pis encore, s’il en trouve l’occasion. Aussi la fermière est-elle heureuse de les voir disparaître au premier tournant du chemin. Cependant, il est un vagabondage qui grandit, qui prospère à vue d’œil : c’est celui des riches. Eux seuls peuvent s’offrir le luxe de cette liberté dont a parlé Gregor Gog à Stuttgart. C’est en auto qu’ils errent sur les routes, risquant d’ailleurs, eux aussi, de recevoir des coups de fusil au cours de leurs pérégrinations, mais ces « coups de fusil », ils n’ont à les craindre que de certains « hôteliers ».

 

 

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18 août 2015 2 18 /08 /août /2015 10:15

Au fil du temps, le mot libéralisme a connu de nombreuses et différentes acceptions, si bien qu’aujourd’hui, extrait de son contexte, le mot libéralisme ne veut plus rien dire – ou disons plutôt qu’il parvient à tout dire et son contraire. Définir un courant politique devient encore plus complexe à définir lorsqu’il est composé de deux mots, comme avec le terme sociale-démocratie, par exemple, ou encore avec le mot socialisme, qui accolé au mot prussianité par Spengler dès 1920 s’éloigne déjà fortement de sa définition de base, se rapprochant plutôt de l’expression national-socialisme, chère à Arthur Moeller van den Bruck. Un national-socialisme qui, dès le début, comme le démontra la thèse de Luc Ferry, soumettra des lois non pas nationales ou socialistes, mais belles et bien « écologistes ».

Ce que Social-Chrétien voulait aussi dire

Nous pourrions en dire de même pour la formule social-chrétien. C’est en Allemagne, que le pasteur Adolf Stöcker, en 1878, fonda le Christlich-soziale Partei, le parti social-chrétien. Le programme de ce parti mettait l’accent sur la création de coopératives professionnelles obligatoires, la régulation du système d’apprentissage, l’arbitrage commercial obligatoire pour les veuves et les orphelins, les handicapés et les fonds de pension, l’impôt progressif sur le revenu et l’impôt sur les successions. Mais son argument principal et son premier message était surtout un antisémitisme acharné et sans finesses.

Adolf Stöcker

Adolf Stöcker

Adolf Stöcker ce fit connaitre durant la guerre de 70 en tant que petit aumônier particulièrement zélé. Ses sermons patriotiques étaient si pénétrés qu’ils arrivèrent dit-on jusqu’aux oreilles de l’Empereur. Fort de cette notoriété inattendue, Stöcker se politisa en se donnant pour mission de sauver le peuple allemand, qu’il jugeait menacé par la subversion du libéralisme. Un seul et unique salut à ses yeux, la restauration de l’ordre ancien : Patrie, monarchie, armée et église comme garants d’une vie allemande réussie. Pour Stöcker, le principal ennemi de ce programme était le libéralisme, qui bien entendu était une invention du judaïsme.

Après Adolf Stöcker, le Christlich-soziale Partei fut principalement dirigé, de sa création en 1878 jusqu’à sa dissolution en 1918, par des présidents de triste mémoire comme Franz Behrens, Wilhelm Philipps et Georg Burckhardt…

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30 juillet 2015 4 30 /07 /juillet /2015 14:58
Les œuvres complètes de Schiller en français

Il est toujours étonnant de constater à quel point les œuvres complètes de grands auteurs allemands sont si rares en français. On s’étonnera donc qu’il n’existe toujours à ce jour qu’un seul volume des œuvres de Nietzsche dans la Bibliothèque de la Pléiade, qu’à peine un dixième de l’œuvre de Goethe y a  été traduite, que les romantiques Jean Paul, Novalis, Schlegel, Kleist, Tieck, Hoffmann, de La Motte-Fouqué, Brentano, von Arnim, Eichendorff, Chamisso et quelques autres ont été confinés dans seulement deux volumes, que Heine, Musil, Mann, Heidegger, Broch, Döblin, Kraus, Hegel, Benjamin, Fontane, Roth, Wassermann ou encore Schiller ne s’y trouvent tout simplement pas, tandis que Jean d’Ormesson ou Simenon y figurent déjà.

Pour ce qui est de Schiller – mais il est loin d’être le seul –, il faut remonter au XIXe siècle pour retrouver l’intégralité de son œuvre traduite. La dernière édition de ses œuvres complètes, qui ne reprend toutefois pas sa correspondance, remonte aux années 1859 à 1862, elles furent établies aux éditions Hachette par Adolphe Régnier, dans le cadre du centième anniversaire de la naissance de Schiller, en 1759.

On a oublié en France quel fut l’impact énorme de la pensée de Schiller sur des générations d’Européens, et plus spécifiquement quel fut son retentissement au sein de la communauté juive allemande. Comme le rappelle Gershom Scholem dans son important Fidélité et Utopie :

 « L’importance de Frédéric Schiller dans les attitudes adoptées par les Juifs à l’égard de l’Allemagne est inappréciable et les Allemands eux-mêmes l’ont rarement estimée à sa juste valeur. Car pour des générations de Juifs d’Allemagne et peut-être dans une plus large mesure encore pour les Juifs hors d’Allemagne, Schiller, porte-parole de l’humanité, noble poète des idéaux les plus élevés, représentait tout ce à quoi ils songeaient ou voulaient songer en tant qu’Allemands – même lorsque, dans l’Allemagne du dernier tiers du XIXe siècle, son langage avait déjà commencé à sonner creux. Pour beaucoup de Juifs, la rencontre de Frédéric Schiller était plus réelle que leur rencontre avec des Allemands en chair et en os. Ils trouvaient en lui ce qu’ils recherchaient avec le plus d’ardeur. Le romantisme allemand signifiait quelque chose pour beaucoup de Juifs, mais Schiller signifiait quelque chose pour tous les Juifs. Il était un facteur de la foi du Juif en l’humanité. Schiller fournissait l’issue la plus évidente, la plus impressionnante et la plus retentissante face aux déceptions idéalistes engendrées par les relations entre Juifs et Allemands. Au Juif qui avait perdu confiance en lui-même, le programme de Schiller semblait permettre tout ce qu’il cherchait ; le Juif n’y percevait pas de fausse note, car c’était là une musique qui le faisait vibrer dans ses profondeurs. A Schiller, qui ne s’était jamais adressé à eux, les Juifs, eux, ont voulu répondre, et l’échec de ce dialogue est peut-être une des clefs de l’échec généralisé des relations entre Juifs et Allemands. Après tout, Schiller, à qui ils vouèrent un amour si passionné, n’était pas n’importe qui ; il était le poète national de l’Allemagne, considéré comme tel par les Allemands eux-mêmes de 1800 à 1900. En ce cas comme souvent, les Juifs ne s’étaient pas tromper d’adresse1  ».

Soulignons également que Schiller avait pour habitude de transposer ses tragédies hors d’Allemagne ; Don Carlos a pour cadre les Pays-bas ; La Pucelle, la France ; Guillaume Tell, la Suisse ; Marie Stuart, l’Écosse… Comme le souligna Thomas Mann : « Ce grand Allemand n’a pas donné à ses compatriotes leur drame national de la liberté, il leur a dénié la faculté de former une nation et il recommande d’autant plus chaleureusement à ses Allemands d’être plus purs pour devenir des hommes. »

 Inutile de préciser que l’auteur allemand le plus apprécié de Fritz Haber fut Schiller.

 

[1.] Gershom Scholem, Fidélité et Utopie, Calmann-Lévy 1978, p.87.

Les œuvres complètes de Schiller en français
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22 juillet 2015 3 22 /07 /juillet /2015 16:04

Fritz Haber reçut le prix Nobel de chimie 1918 pour ses travaux sur la synthèse de l’ammoniac. Cette découverte majeure permit de fabriquer des engrais en suffisance, ce qui contribua à éradiquer de nombreuses famines dans le monde. Si, en 1920, à cause des exactions qu’il avait commises durant la guerre, Haber est allé chercher son prix à Stockholm sous les huées, tout le monde s’accorde néanmoins pour dire que sa découverte de la synthèse de l’ammoniac fut une avancée scientifique sans précédent pour le bien de l’humanité. Cette production d’azote liquide fut produite grâce à ce que l’on appelle communément le procédé Haber-Bosch. C’est la célèbre firme BASF qui, dès l’année 1912, exploita le procédé dans ses usines de la ville d’Oppau, près de Ludwigshafen, dans le land de Rhénanie-Palatinat. Tout cela n’était pas sans danger, le 21 septembre 1921 se produisit une explosion redoutable. Un silo contenant près de 4000 tonnes d’engrais de synthèse explosa en soufflant l’usine et une partie du village. Ce fut sans conteste l’une des plus importantes catastrophes industrielles de l’Allemagne, avec plus de cinq cents morts et près de deux mille blessés. Plus proche de nous, en 2001, un 21 septembre également, l’usine AZF de Toulouse connut le même type d’accident.

Le site industriel de Oppau en 1921

Le site industriel de Oppau en 1921

On le constate, les inventions apportent toujours leurs lots de bonnes choses, mais aussi de dérives et de catastrophes. L’histoire n’étant jamais simple avec Fritz Haber, revenons un instant sur les dérives déjà perceptibles avant la découverte de l’ammoniac de synthèse. Avant Haber, l’Allemagne utilisait en grande majorité le guano importé des falaises chiliennes et péruviennes. Jusqu’en 1913, plus d’un tiers de la production annuelle de guano chilien était acheté par l’Allemagne pour parfaire ses besoins industriels et agricoles. En réalité, chaque pays usait de ressources particulières. C’est ainsi que pour ses rizières, la Chine préférait les excréments humains ; les grandes villes françaises, le crottin de cheval pour ses parcs et jardins ; les Américains, les os de bisons.

La solution américaine au problème de la ferilisation des terres.

La solution américaine au problème de la ferilisation des terres.

Mais si l’on en croit les affirmations du grand chimiste allemand Justus von Liebig (1803-1873), la dérive capitaliste la plus effarante serait à trouver du côté de l’Angleterre, qui misa quant à elle sur les os humains… C’est en tout cas ce que Liebig avançait lorsqu’il dénonçait les vols d’innombrables squelettes dans plusieurs cimetières européens, vols qu’il attribuait à des équipes anglaises de fossoyeurs clandestins qui sillonnaient selon lui les cimetières allemands dans le but de moudre les os pour la fertilisation des terres anglaises. S’il est un fait avéré que des bandes bien connues sous le nom de Resurrectionists ont développé un important trafic de cadavres durant les XVIIIe et XIXe siècles, nous savons peu de choses à propos des exactions de ces bandes organisées sur le territoire allemand. Liebig affirmait que les Resurrectionists auraient réussi à dépouiller près de quatre millions de squelettes en Europe.

Resurrectionists, gravure de Hablot Knight Browne datant de 1847.

Resurrectionists, gravure de Hablot Knight Browne datant de 1847.

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12 juillet 2015 7 12 /07 /juillet /2015 13:37
Comment la presse a-t-elle créé Einstein ?

La légende raconte qu’une fois sa théorie confirmée par les observations d’Eddington, Albert Einstein est devenu, du jour au lendemain, dès la matinée du 7 novembre 1919, le plus célèbre des scientifiques. S’il est vrai qu’Einstein connut une célébrité mondiale en moins de cinq semaines, le phénomène, lorsque l’on s’y penche un peu, ne manque pas de sel et démontre à quel point la presse créait pour sa propre subsistance – mais Karl Kraus ne le martelait-il déjà pas depuis près de vingt ans ? – des histoires et des sagas de façon aléatoires et maladroites, tout en s’irritant bien sûr, qu’on puisse lui faire remarquer que ses histoires développaient de perverses propriétés performatives qui influaient sur les esprits et la réalité du monde.

Le 7 novembre 1919, le quotidien anglais The Times fut le premier à porter Einstein aux nues en titrant l’un de ses articles : « Une révolution scientifique : Une nouvelle théorie de l’Univers, les idées de Newton renversées ». Chose étrange, Le New York Times, qui lui aussi avait envoyé un correspondant à la conférence de presse d’Eddington à la Royal Astronomical Society de Londres, ne parla d’Einstein que trois jours plus tard. Vu la complexité de la théorie de l’Univers, on pourrait penser que le correspondant du NYT ait préféré prendre son temps pour assimiler au mieux tout ce dont il allait rendre compte. C’est en quelque sorte ce qui arriva. Le correspondant Henry Crouch fut en effet quelque peu perdu lors de la présentation des conclusions d’Eddington. À cela rien de très étrange, car la théorie d’Einstein était à cette époque – elle l’est d’ailleurs toujours un peu – particulièrement difficile à expliquer. En témoigne cette célèbre boutade d’Eddington, qui à la question : Est-ce vrai que seules trois personnes au monde sont capables de comprendre la théorie d’Einstein ? répondit : Ah bon ? Mais quelle est donc la troisième ?

Conscient de ses inaptitudes, le correspondant du New York Times Crouch, qui avait été envoyé à Londres avec la mission de revenir avec une page entière, sécha la conférence de presse, préférant attendre l’article du Times afin de le réécrire à sa mode. Henry Crouch avait bien plus de circonstances atténuantes que l’on pourrait le croire : la rédaction de son journal l’avait choisi un peu au hasard, lui, le correspondant sportif, grand spécialiste du golf… L’article du Times, s’il se faisait fort élogieux, était malheureusement plutôt laconique sur la théorie en tant que telle ; Crouch perdit un jour. Le correspondant sportif ne se démonta pas pour autant et obtint un entretien téléphonique avec Eddington le 8 novembre. Celui-ci lui expliqua en substance la théorie d’Einstein, mais Crouch n’y entendit « que du souahéli ». Le 9, il dût rappeler Eddington et lui demander de lui réexpliquer la chose plus simplement. Voilà pourquoi et dans quelles circonstances la Une du New York Times ne traita de la découverte d’Einstein que trois jours après la presse européenne.

Le titre de l'article du correspondant sportif Henry Crouch dans l'édition du 10 novembre 1919 du New York Times.

Le titre de l'article du correspondant sportif Henry Crouch dans l'édition du 10 novembre 1919 du New York Times.

Pour couvrir la découverte d’Einstein, le Manchester Guardian n’envoya pas l’un de ses journalistes sportifs, mais son critique musical Samuel Langford. Sa maîtrise de l’allemand avait été jugée suffisante pour aller à la rencontre d’Einstein. Quand Langford revint de la conférence d’Einstein donnée à Berlin, à un collègue de sa rédaction qui lui demandait ce qu’il pensait de toute cette affaire, il répondit : « Des lieux communs, mon vieux ! Rien que des lieux communs ! ».

Au début de la frénésie médiatique, les articles anglais restèrent relativement courtois envers Einstein, tandis que les journaux américains se montrèrent beaucoup plus critiques. Après la publication d’articles composés par ses propres rédacteurs, la presse alimenta son nouveau feuilleton avec les avis de grandes personnalités de la science. Einstein avait pour lui Eddington, bien sûr, le physicien londonien Oliver Heaviside, Planck, Lorentz, Warburg, von Laue, Meyer, Arrhenius, Born, Haber, Whitehead (même si ce dernier finit par douter que la théorie de la relativité soit définitive) et quelques autres grands noms. Vinrent ensuite les littérateurs, comme Bernard Shaw et H.G. Wells, qui affirmaient qu’Einstein avait effectué une véritable révolution.

La première photo en Une pour Einstein date du 14 décembre 1919. C’est la première fois que la presse allemande, qui s’est montrée très critique depuis le 7 novembre, s’allie à la presse étrangère pour encenser Einstein. Il est présenté comme aussi important que Kepler, Copernic et Newton.

La première photo en Une pour Einstein date du 14 décembre 1919. C’est la première fois que la presse allemande, qui s’est montrée très critique depuis le 7 novembre, s’allie à la presse étrangère pour encenser Einstein. Il est présenté comme aussi important que Kepler, Copernic et Newton.

Mais le camp des sceptiques était bien plus important et de nombreux scientifiques ne s’empêchèrent aucune impolitesse pour discréditer les travaux d’Einstein. À la lecture des conclusions d’Eddington, l’astronome américain Poor avançait qu’il avait eu l’impression d’avoir pris le thé avec le chapelier fou de Carroll. Le New York Times radicalisa sa position en se demandant dans son éditorial : « Einstein n’aurait-il pas pêché l’idée de la quatrième dimension dans La machine à remonter le temps de H.G. Wells ? » Le directeur du département d’astronomie de l’Université de Chicago s’interrogeait sérieusement sur les réelles compétences d’Einstein. L’ingénieur français Gillette se moqua que le monde puisse ainsi s’intéresser aux délires d’un violoniste victime de coliques mentales, prétendant que « d’ici 1940, on considérera la relativité comme une plaisanterie ».  Le député de la chambre des Communes Arthur Lynch considérera Einstein comme un imposteur historique, allant jusqu’à écrire un livre qui réfutait la relativité. Vinrent ensuite Henri Poincaré, le Nobel de mathématiques Gaston Darboux, Nikola Tesla, Ernst Mach…  

Bientôt ce ne fut plus la théorie que l’on attaqua, mais la célébrité d’Einstein. Et après la célébrité, on évita la question scientifique et c’est l’homme qui fut le centre des débats. « Science juive ! » commencèrent à titrer la presse allemande sous l’influence du Nobel de physique Philipp Lenard, qui se plaisait à déclarer, début 1920 : « Le juif est manifestement incapable de comprendre la vérité, contrairement au chercheur aryen qui manifeste un désir sérieux et consciencieux de l’atteindre ». L’affaire médiatique atteignit son summum lorsqu’elle accepta de publier une carte blanche à un certain Rudolph Leibus qui offrait une récompense à qui assassinerait le juif Albert Einstein1.

 

1. Leibus fut condamné pour cela un an plus tard, en 1921. Il reçut une amende de 60 Reichsmarks, soit 16 dollars de l’époque.

Philipp Lenard, Prix Nobel de physique 1905.

Philipp Lenard, Prix Nobel de physique 1905.

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9 juillet 2015 4 09 /07 /juillet /2015 10:50

En cette semaine où le destin de la Grèce atteint un nouveau seuil critique, voici ce que disait Walter Rathenau en décembre 1918, dans une lettre adressée au colonel House et destinée à être lue par le président des États-Unis Wilson.

 

Jamais, depuis le début de l’Histoire, trois hommes d’État n’ont exercé un pouvoir pareil à celui dont sont aujourd’hui Wilson, Clemenceau et Lloyd George. Jamais depuis le début de l’Histoire, la vie et la mort d’un peuple vigoureux, intelligent, actif, n’ont ainsi dépendu de la seule décision de quelques hommes.

Aujourd’hui, nous voici acculés à un anéantissement inévitable si l’Allemagne doit être mutilée suivant la volonté de ceux qui la haïssent. Car il faut le proclamer tout haut, d’une voix claire et forte, afin que tous les peuples et toutes les races, celles d’à présent et celles d’avenir, entendent cette chose terrible : ce qui nous menace, ce que la haine veut nous imposer, c’est l’anéantissement de la vie allemande, aujourd’hui et pour toujours.

Rathenau

Rathenau

Wilson, Clemenceau et Lloyd George se montrèrent finalement intransigeants. En avril 1921, l’Allemagne fut soumise à des restrictions militaires, économiques et financières, contrainte d’abandonner ses territoires coloniaux et surtout forcée de payer des indemnités de guerre s’élevant à 132 milliards de marks-or. Cette décision provoqua une crise jamais vécue en Allemagne, qui vit dans un premier temps les extrêmes politiques s’affronter. Le vainqueur est connu. En 1945, à Postdam, la dette de l’Allemagne fut majorée de 20 milliards de reichsmarks, la plupart de son industrie spoliée et 4 millions de citoyens allemands furent embrigadés de force pour des travaux dits de réparation, en Union soviétique et dans plusieurs pays alliés. En 1953, après avoir remboursé près de 23 milliards de marks-or, la dette de l’Allemagne fut réduite de moitié. Le dernier paiement, de 70 millions €, fut effectué le 3 octobre 2010.

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5 juillet 2015 7 05 /07 /juillet /2015 11:34
Hanns Heinz Ewers

Hanns Heinz Ewers

Les œuvres de Hanns Heinz Ewers (1871-1943) sont considérées par les amateurs de littérature fantastique comme des classiques, en France particulièrement. Elles présentent des éléments communs à tous les produits de l’art fin-de-siècle, tels qu’on les classe depuis quelque temps sous la notion de « décadentisme ». En Allemagne, la réputation d’Ewers n’a jamais été très bien portée dans les milieux littéraires cultivés, et encore moins dans ceux qu’on appelle de l’avant-garde. Il apparaissait plutôt dans les années vingt comme un auteur scandaleux, qui cherchait à faire de l’argent avec des sujets capables de marquer fortement l’imagination des lecteurs, c’est-à-dire morbides, macabres. Heinrich Mann qualifie les livres d’Ewers de faussement démoniaques et intentionnellement malsains. C’est aussi la raison pour laquelle Brecht estime que les nazis n’auraient jamais pu faire un meilleur choix pour écrire la biographie de Horst Wessel1 : « il n’existait pas en Allemagne, dit-il, deux personnes ayant une aussi grande imagination que ce pornographe en vogue ». Pourtant, cette biographie déchaîna un scandale dans les milieux nazis, provoquant des polémiques, et Ewers reçut en 1935 une interdiction de publier. Il lui était tout autant reproché d’avoir accentué certains aspects peu reluisants de la vie de Horst Wessel, et d’avoir ainsi sali sa mémoire, que d’avoir osé, lui qui représentait la littérature scandaleuse réprouvée, se mesurer à un « héros » du national-socialisme. En fait, Ewers payait la rançon de son opportunisme : tardivement rallié au nazisme, antérieurement à 1933 toutefois, il avait trouvé dans l’histoire de Horst Wessel l’occasion d’un nouveau succès tout à fait dans ses cordes, puisque le fameux « héros » nazi était un proxénète. Du côté des nazis, on pensa de toute évidence que la renommée d’Ewers était un atout pour le mouvement. On prétend même que cette biographie aurait été une commande de Gœbbels. Toujours est-il que Hitler mit à la disposition d’Ewers ses archives personnelles et lui facilita la tâche. Le livre est d’ailleurs dédié au Führer.

Le jeune militant nazi Horst Wessel

Le jeune militant nazi Horst Wessel

L’hebdomadaire Lu du 15 avril 1932 publia un article d’Ewers intitulé « Adolf Hitler ». Il était précédé des lignes suivantes :

M. Ewers, auteur du roman mystique Mandragore, est le romancier qui connaît le plus fort tirage en Allemagne. Il appartient au mouvement national-socialiste. C’est pour avoir un portrait de Hitler par l’un de ses plus fervents partisans que nous avons demandé à Hanns Heinz Ewers cet article qu’il nous a obligeamment adressé.

 

« Lorsque je montai pour la première fois les marches de la Maison Brune, mon cœur ne battit pas plus fort que d’habitude. J’ai vu, pendant des années, dans toutes les parties du globe, tant de grands hommes, politiciens inventeurs, artistes, financiers et industriels, des homme dont l’influence s’exerçait sur des millions if êtres, qu’on ne m’étonne plus facilement. Ce qui m’amenait chez Hitler ce n’était pas le désir de voir encore un remarquable contemporain, mais plutôt l’honnête intention de me mettre à la disposition d’un homme qui lutte presque seul, au milieu de la pire détresse allemande, pour notre liberté.

Je réfléchissais pendant l’attente : qu’a fait Hitler de réellement grand ? Certes, il a su, en partant de rien, créer un mouvement important ; il a su rassembler des millions d’Allemands pour qui son nom sert d’Evangile. Mais tout cela, est-ce vraiment son œuvre ? Le destin implacable et les temps cruels n’ont-ils pas poussé ces foules dans les bras de Hitler ?

Adolf Hitler ne promettait rien. Il réclamait, il exigeait, il imposait de lourds devoirs à ceux qui le suivaient : il leur demandait leurs économies jusqu’au dernier sou, tout leur travail et même leur sang. Une pensée revient, comme un refrain, dans tous ses discours : « Même si vous donnez votre vie pour l’Allemagne, vous n’avez encore rien donné !» Il ne se reconnaît, à lui-même comme à ses partisans, que des devoirs envers le peuple — et un seul droit : celui de faire son devoir.

C’est ainsi que Hitler a réuni autour de lui une douzaine d’hommes, puis quelques centaines, puis des milliers et des millions. Le pouvoir étrange qui émane de sa personnalité passait par ses lieutenants dans le peuple.

J’ignore si cet homme parle toujours comme il m’a parlé à moi. J’ai eu l’impression qu’il m’avait compris avec la sûreté d’un somnambule. Son regard restait quelque part dans l’air, et un songe chantait sur ses lèvres — un songe qu’on appelle l’Allemagne. Et j’ai compris : cet homme était mon pareil, un poète, un artiste, un rêveur — un Allemand.

Le cœur n’est rien sans le cerveau. Mais plus une grande pensée est claire et simple, et plus le cœur la modèle. Hitler est un homme de cœur, et son cœur saigner Allemagne. Un être qui n’est rien de plus qu’un journaliste ne le comprendra jamais.

Hitler n’a qu’un seul amour — l’Allemagne. Le journaliste sourira et dira : « Et alors ? » Mais le peuple le comprend et répond par un amour égal. C’est là le secret de son succès : il ne s’adresse pas à quelques couches populaires, mais à tout le peuple. Hitler se déclare opposé aux efforts isolés et égoïstes des groupes, il ne veut rien savoir des intérêts particuliers des paysans et des ouvriers, des artisans et des industriels, des religions et des classes ; pour lui, la lutte des classes est un crime contre la patrie. Il lutte pour l’âme même du peuple allemand !

Son entreprise a semblé d’abord à tous les politiciens le rêve innocent d’un déséquilibré. Le peuple allemand, déchiré et divisé comme aucun autre peuple au monde, empoisonné par la politique jusqu’au dernier électeur (jusqu’ à 90 % votent aux élections nombreuses), ce peuple pourrait-il abandonner ses intérêts de classe pour s’unir solidement et fortement ? On se moquait de l’homme qui voulait prendre le pouvoir au nom d’une idée aussi fantastique.

Aujourd’hui, on ne rit plus, depuis qu’on voit que douze millions et hommes marchent derrière Hitler. Beaucoup de partis politiques savent que la tempête du national-socialisme les a balayés, d’autres tremblent pour leur existence. Ils essaient de lutter encore, farouchement, par tous les moyens, mais ils doivent succomber. Cet homme, qui avait foi dans son rêve, a accompli ce qui paraissait impossible : il a appris aux Allemands à se sentir Allemands. Il l'a fait pour le bien de l’Allemagne et de toute la civilisation européenne. Si l’Europe n’est pas la proie du bolchevisme, elle le doit à deux hommes : à Benito Mussolini et à Adolf Hitler2. »

H. H. Ewers

1. Abattu dans son appartement par un militant communiste en février 1930 à Berlin, le jeune militant nazi Horst Wessel fut édifié au rang de martyr par les nationaux-socialistes. Ewers, probablement par opportunisme, s’empara de l’évènement et rédigea en 1935 une biographie du jeune homme.

2. Cet extrait est tiré de Le Nazisme et La Culture de Lionel Richard, Librairie François Maspero – 1978.

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