Je ne connais personnellement pas d’auteur qui ait décrit plus magistralement que Karl Kraus le sentiment de résignation et d’impuissance avec lequel la plupart d’entre nous subissent aujourd’hui le pouvoir de la presse et des médias, à peu près comme on supporte une calamité. « C’est le journalisme », a-t-on envie de dire, comme on dit, dans d’autres circonstances : « C’est la guerre ». Pour ne parler que d’un aspect qui n’est probablement ni aussi important, ni aussi secondaire qu’on le croit généralement, mais qui est, en tout cas, très révélateur, je ne rencontre pratiquement pas d’intellectuel digne de ce nom qui attende du journalisme à prétentions intellectuelles autre chose que le pire, c’est-à-dire la superficialité et l’à-peu-près, la simplification grossière, le mensonge par omission et par sélection et la servilité devant les valeurs (momentanément) imposées. Mais c’est le genre de constatation que l’on ne fait généralement qu’en privé. Le phénomène journalistique a fini par acquérir le caractère complètement impersonnel et anonyme d’une puissance naturelle contre laquelle il serait ridicule et absurde de se révolter publiquement. Le fait que la mise en garde et la critique abstraites proviennent parfois des journalistes eux-mêmes signifie simplement que leur invulnérabilité et leur impunité sont réellement devenues totales. La grandeur de Kraus est de n’avoir accepté ni l’impersonnalité ni la normalité du phénomène, d’avoir choisi de citer des textes et des noms et de désigner des responsables précis de la médiocrité, de la malhonnêteté et de la bassesse « ordinaires ». Il est vrai qu’il a peut-être fait preuve d’un optimisme excessif, lorsqu’il a dit que sa fonction avait été de « mettre l’époque entre guillemets » en sachant que « ce qu’elle a de plus indicible ne pouvait être dit que par elle-même » 1. Kraus ne voulait pas « énoncer [aussprecben], mais répéter [nachspre-chen] ce qui est » 2, laissant à son époque le soin de se déshonorer et de se détruire elle-même à travers ce qu’elle disait et ce qu’elle montrait. « Citer et photographier » simplement, comme il le dit : « Car lorsque la vie touche à sa fin, le satiriste et le caricaturiste ont déjà pris congé auparavant. Je suis devant le lit de mort de l’époque et à mes côtés il y a le reporter et le photographe. Celui-là connaît ses derniers mots et celui-ci connaît son dernier visage. Et sur sa dernière vérité le photographe sait encore mieux ce qu’il en est que le reporter.3 »
D’une certaine façon, Kraus a voulu être le reporter et le photographe des faits de la pratique journalistique elle-même, c’est-à-dire des faits de langage dont l’absurdité et l’atrocité viennent en quelque sorte redoubler celles des faits eux-mêmes. À l’ignominie de l’événement, notre époque ajoute celle de sa mise en phrases : « Un enfant vit dans un journal illustré une image qui s’intitulait "Prière pendant la bataille" et représentait la manière dont les soldats, le visage triste, le regard baissé vers la terre, se tiennent dans les rangs. L’enfant, qui ne savait pas encore lire, mais savait encore voir, ne demanda pas ce que c’était, mais, parce qu’il voyait que c’était quelque chose de triste, il commença à pleurer et pleura et il fut tout à fait impossible de le calmer. On l’exhorta à être un brave garçon et à ne pas pleurer. Pourtant il pleura et, lorsqu’on lui en demanda la raison, il donna en sanglotant la réponse : "Si on est bien obligé - de faire - des choses comme ça, alors on ne doit - tout de même pas en plus - les dessiner." [...] II y en a eu qui ont coupé la gorge à d’autres avec leurs dents. On les a appelés de braves garçons. 4 »
Kraus voulait réapprendre à son époque à voir ce qu’elle montre et à lire ce qu’elle écrit. Pourtant, il savait que le satiriste d’aujourd’hui est doublement désarmé devant les événe-
ments. D’une part, parce qu’« il arrive que l’irreprésentable se transforme chaque jour en une chose réelle, et une chose que la satire ne fait apparaître que comme son ébauche » 5. D’autre part, parce qu’il n’est pas certain que son époque ne vive pas précisément du ridicule qui devrait en principe la tuer : « Cela peut être le signe de la mort d’une culture, que le ridicule ne tue plus, mais agisse comme un élixir de vie. 6 »
Il y a aujourd’hui une immunité journalistique, comme il y a une immunité diplomatique. Elle repose essentiellement sur le fait que toute attaque contre le comportement et a fortiori la fonction du journaliste est interprétée comme une atteinte inadmissible à une liberté fondamentale : la liberté de la presse, et une insulte à une des grandes religions de l’époque : la religion de l’information. Kraus n’a pas hésité, pour sa part, à poser et à reposer la question tabou, celle de savoir si les bienfaits que nous devons à l’instauration de la liberté de la presse ne sont pas en train de s’effacer devant les méfaits qui les surpassent de plus en plus. Sa conviction était que le pouvoir de la presse sur les esprits peut, d’une certaine façon, davantage aujourd’hui contre l’homme que la religion n’a jamais pu pour lui : « À un certain moment de l’évolution européenne, la religion se trouva incapable d’aller plus loin. Alors, la presse intervint et fit aboutir les choses. Et vraiment, elle s’entendait mieux à flatter l’imparfaite nature humaine que la religion à lui venir en aide. Elle peut davantage contre l’homme que la religion pour lui. Quelle personnalité puissante ne faudrait-il pas pour exercer de sang-froid ce formidable pouvoir que donne la presse, et rester vis-à-vis de l’humanité un rédacteur responsable ! Et quelle ne serait pas la force morale d’une société qui pourrait sans danger se remettre entièrement entre les mains d’un tel homme. Mais cet instrument de domination est aujourd’hui le gagne-pain d’une bande d’avortons moraux, il procure leur subsistance à tous les impuissants de l’esprit. Au commencement était le verbe, mais ceux-ci ne l’entendent pas et voilà pourquoi l’humanité, dominée par l’Antéchrist, en est réduite à attendre une nouvelle parole de vie. 7 » Kraus ne pouvait certainement pas scandaliser davantage les libéraux et les démocrates de son époque qu’en avouant, comme il l’a fait, que la défense de la liberté et de la dignité de la personne humaine ne lui paraissait pas aussi indissolublement liée qu’ils ont tendance à le croire à celle de la liberté d’opinion et d’expression, telle qu’elle est comprise aujourd’hui. La condamnation du journalisme moderne a été, chez lui, si radicale qu’il n’a pas hésité à reconnaître ouvertement qu’il redoutait moins, à tout prendre, la censure que ce qu’on est convenu d’appeler la liberté (c’est-à-dire, pour lui, la liberté de nuire) de la presse : « Censure et journal. Comment ne devrais-je pas trancher en faveur de la première ? La censure peut étouffer la vérité à la longue, en lui enlevant la parole. Le journal étouffe la vérité pour un temps, en lui donnant les mots. La censure ne nuit ni à la vérité ni au mot ; le journal aux deux. 8 »
Constatant que la presse de son époque était, « si l’on fait abstraction de la petite divergence d’opinion qui a conduit au bain de sang des peuples, entièrement unanime pour exiger davantage de liberté de la presse, qui, comme on sait, représente une des conquêtes les plus précieuses de l’humanité et ne peut être séparée du bien de la liberté humaine comme telle », Kraus a fait remarquer que : « Bien qu’à présent le droit d’être homme n’ait pas la moindre chose à voir avec la liberté d’opinion, telle que les voleurs de grands chemins du progrès la propagent, et que l’on puisse très bien se représenter la plus complète disposition des biens de la vie sans une presse quotidienne, le peuple se voit inculquer si profondément, à coup d’éditoriaux, le lien indissoluble de tout ce que l’homme est en droit d’exiger de la vie avec un journalisme non censuré que l’on pourrait imaginer plus facilement des mécontents dans une époque sans presse que dans une époque sans pain. 9 » La force de la presse est, aux yeux de Kraus, de réussir à perpétrer ses crimes quotidiens contre les valeurs humaines les plus fondamentales à l’abri de la solidarité intrinsèque qu’elle a réussi à établir une fois pour toutes entre sa propre cause et celle de l’humanité, en tant que telle. La presse est toute-puissante, parce qu’elle dispose, plus que n’importe quel autre pouvoir, des moyens de se rendre indispensable aux yeux de l’opinion et est parvenue à rendre littéralement impensable un monde sans la presse.
Lorsque Kraus a eu à subir les attaques de gens qui l’accusaient ouvertement d’avoir voulu précisément ce que le national-socialisme était en train de réaliser, à savoir l’anéantissement de la « journaille » (un terme qui, comme il l’a rappelé à cette occasion, n’avait pas été inventé par lui, mais par un collaborateur occasionnel de la Neue Freie Presse), il a répondu en disant que : « Le national-socialisme n’a pas anéanti la presse, mais la presse a produit le national-socialisme. En apparence seulement, comme réaction, en vérité comme accomplissement. 10 » Le soupçon injurieux qu’il a dû affronter, d’avoir enfin obtenu ce qu’il voulait et demandait, et d’avoir remporté en quelque sorte une victoire personnelle, ne l’a pas amené à changer quoi que ce soit à sa position, qui était que, si la presse avait été dûment empêchée de nuire en temps utile, le monde « n’aurait à se repentir d’aucune guerre et à avoir peur d’aucun Hitler » 11. Je ne crois pas que l’on puisse comprendre le caractère absolument définitif et radical du verdict de Kraus sur la presse si l’on oublie à quel point elle s’était déshonorée et disqualifiée, à ses yeux, par son attitude au cours de la Première Guerre mondiale. Il a assumé, sur ce point, le rôle du juge pour lequel la cause a été entendue et jugée une fois pour toutes. Et personne ne peut contester qu’étant donné la position héroïque et presque complètement solitaire qu’il avait défendue lui-même à l’époque, il en avait jusqu’à un certain point le droit. Que la presse, à commencer par celle que l’on dit « libre », soit capable des pires infamies, Kraus ne l’a pas inventé et n’a pas eu besoin de le faire. Elle lui avait fourni toutes les raisons de le penser et de le dire.
Kraus était de ces hommes pour qui même les meilleures idées et les meilleures causes peuvent être discréditées par le genre d’individus qui les défendent ; et il ne concevait manifestement pas que le journalisme puisse servir une cause quelconque sans la rendre immédiatement plus ou moins suspecte : « Celui dont c’est le métier d’avertir contre les dangers que fait courir à la civilisation universelle et au bien des nations l’évolution de la presse d’opinion mercantile, celui qui lutte pour la sauvegarde de toutes les forces conservatrices devant l’invasion d’une horde sans tradition, celui qui préfère même l’État policier - pas seulement au sens esthétique — à l’établissement d’un pouvoir arbitraire par la grâce de la journaille, celui qui reconnaît carrément que, dans tous les domaines du débat public, il a pris ne serait-ce que par ressentiment le parti des médiocres contre les plus médiocres, voire qu’il a abandonné la bonne cause parce que ceux qui la défendaient le dégoûtaient : celui-là peut espérer qu’on ne suspectera pas une profession de foi surprenante pour plus d’un, mais qu’on y verra la simple expression d’une conviction.12 »
Au nombre des professions de foi les plus surprenantes pour la mentalité de notre époque figure précisément la conviction inébranlable de Kraus que la défense du journalisme est une affaire qui doit être dissociée complètement de la défense de l’esprit et de la culture : « La vie de l’esprit n’est pas ce qui m’intéresse ici - je m’en occupe déjà moi-même ! Mais ce dont il s’agit est que la base de la vie soit assurée, laquelle ne me semble en aucune façon dénaturée par une atteinte à la liberté de la presse. Pas même par la réduction des titres, le fait de porter la main sur le nerf vital de la tyrannie de l’opinion, de réfréner les parasites du cerveau. 13 » Kraus soutient que la véritable action en faveur de la vie et de l’esprit serait une « audace culturellement réfléchie » qui oserait tenter ce qui n’a jamais été fait : s’en prendre directement à ce que seule une habitude invétérée nous contraint encore à défendre et à une fatalité qui a réussi le tour de force de se faire passer pour une des conditions essentielles de la liberté.
À ses yeux, le pouvoir exorbitant de la presse d’aujourd’hui est bien autre chose qu’un simple phénomène socio-culturel. Le journalisme est devenu en quelque sorte une puissance métaphysique devant laquelle tous les pouvoirs temporels
ont également capitulé : « Je partage l’opinion progressiste que ce genre de chose n’a été possible jusqu’ici ni dans l’Autriche libérale ni dans l’Autriche absolutiste : la détermination qui, sans scrupules démocratiques, rompt la loi d’inertie et montre vis-à-vis de la fatalité qu’il y a tout de même, ma foi, quelque chose à faire. Je n’entre pas, il s’en faut de beaucoup, avec cette observation dans le champ de la politique, mais au contraire dans celui de la logique. 14 »
Kraus n’aurait évidemment pas été un satiriste s’il n’avait pas cru à la positivité et aux vertus du ressentiment. N’a-t-il pas cependant, sur le problème de la presse, été aveuglé par le ressentiment et n’a-t-il pas surestimé nettement l’importance du phénomène et du pouvoir journalistiques ? Je n’en suis pas tellement convaincu, pour ma part. Bien avant que les sociologues de la culture ou peut-être plus exactement, en l’occurrence, de l’inculture ne le découvrent, Kraus avait déjà très bien compris que les véritables faits et les véritables événements sont constitués aujourd’hui par les représentations que l’on en construit et les récits que l’on en donne : « La presse est-elle un messager ? Non : l’événement. Un discours ? Non : la vie. Elle ne formule pas seulement la prétention que les véritables événements sont les nouvelles qu’elle donne des événements, elle produit également cette identité inquiétante qui fait naître à chaque fois l’apparence que les actes sont d’abord rapportés, avant d’être effectués, souvent aussi la possibilité de ces choses et, en tout cas, la situation dans laquelle les correspondants de guerre n’ont assurément pas le droit de regarder, mais les guerriers deviennent des correspondants de guerre. En ce sens-là, je laisse volontiers répéter après moi que j’ai, toute ma vie, surestimé la presse. Elle n’est pas un domestique - comment un domestique pourrait-il effectivement réclamer et obtenir autant ? -, elle est l’événement. À nouveau, la taille de l’instrument a dépassé la nôtre. Nous avons mis l’homme qui doit annoncer l’incendie et qui devrait sans doute jouer le rôle le plus subalterne dans l’Etat au-dessus du monde, au-dessus du feu et au-dessus de la maison, au-dessus du fait et au-dessus de notre imagination. 15 »
Il n’y a probablement pas de symbole plus parfait du monde « moderne », en un sens qui, pour Kraus, n’a depuis longtemps rien à voir avec ce qu’on appelle traditionnellement les temps modernes, et en même temps de ce qu’il a combattu avec acharnement tout au long de sa vie, que la performance tout à fait digne d’admiration dont le récit inspire le dernier monologue du « Râleur » dans Les Derniers Jours de l’humanité (acte V, scène 54).
Le Râleur (lisant) : Désirant établir le temps exact nécessaire pour qu’un arbre qui se dresse dans la forêt se transforme en journal, le patron d’une papeterie dans le Harz a eu l’idée de procéder à une expérience fort intéressante. À 7 heures 35 minutes, il fit abattre trois arbres dans le bois voisin et, après écorçage, les fit transporter à l’usine de pâte à papier. La transformation des trois troncs d’arbre en cellulose de bois liquide fut si rapide que dès 9 heures 39, le premier rouleau de papier d’impression sortit de la machine. Ce rouleau fut emmené immédiatement en automobile à l’imprimerie d’un journal à quatre kilomètres de là, et dès 11 heures du matin, le journal se vendait dans la rue. Il n’a donc fallu que trois heures et vingt-cinq minutes pour permettre au public de lire les dernières nouvelles sur un matériau provenant des arbres sur les branches desquels, le matin même, les oiseaux gazouillaient encore.l6
Kraus estimait que l’« on ne peut se faire encore aujourd’hui une idée des ravages causés par la découverte de l’imprimerie » 17. D’une civilisation capable de transformer aussi rapidement un arbre en journal et, qui plus est, de s’en glorifier, on peut sans doute s’attendre à bien d’autres choses aussi insensées et impensables les unes que les autres. « Les choses, constate Kraus, ont pris une tournure sans exemple dans aucune des périodes historiquement connues.l8 » Nous n’avons plus aucun point de comparaison pour essayer de savoir où nous allons.
Bien qu’il n’ait sans doute pas encore connu le pire en matière de toute puissance et de malfaisance de la presse, il n’est pas certain que les attaques de Kraus contre le journalisme puissent être réellement comprises aujourd’hui, parce que la capacité de résistance de notre époque à l’inimaginable et à l’indicible quotidiens s’est peut-être, comme il le craignait, encore amoindrie entre-temps. On peut espérer, cependant, au moins que les défenseurs de la nature odieusement maltraitée par les conquêtes de la civilisation consentiront un jour à reconnaître à quel point ce « réactionnaire » était, en réalité, sur ce point-là comme sur tant d’autres, en avance sur son temps.
Jacques Bouveresse
Source éditeur
Notes
I. Karl Kraus, Untergang der Welt durch schwarze Magie, Paperback-Aus-gabe, in 10 Bändenn, Kosel-Verlag, Munich, 1974, vol. 7, p. 72.
%. Ibid.
3. Ibid., p. 71-72.
4. Ibid., p. 163.
5. DieFackel, 834, mai 1930, p. 3.
6. Ibid., p. 2.
7. « Aphorismes », traduit de l’allemand par G. Goblot et M. Rubel, in « Karl Kraus », Cahiers de l’Herne, n° 28,1975, p. 24.
8. Beim Wortgenommen, Paperback-Ausgabe, vol. 3, p. 443.
9. Weltgericht, Paperback-Ausgabe, vol. 10, p. 86.
10. Die dritte Walpurgimacht, Paperback-Ausgabe, vol. I, p. 280.
II. Ibid., p. 218.
ii. « Morale et criminalité », traduit de l’allemand par E. Kaufliolz, Cahiers de l’Herne, ibid., p. 28-29.
13. Die dritte Walpurgisnacht, p 217.
14. Ibid., p. 218.
iy. Weltgericht, ibid, p. 13.
16. Traduit de l’allemand par Jean-Louis Besson & Henri Christophe, édition à paraître, Agone 2004.
17. « Aphorismes », ibid., p. 25.
18. Ibid.