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3 mai 2008 6 03 /05 /mai /2008 09:40
Valéry a dit ceci dans ses Cahiers : « Mon travail d’écrivain consiste uniquement à mettre en œuvre (à la lettre) des notes, des fragments écrits à propos de tout, et à toute époque de mon histoire. Pour moi traiter un sujet, c’est amener des morceaux existants à se grouper dans le sujet choisi bien plus tard ou imposé ».  Jamais, je pense, je ne suis tombé sur une phrase qui m’a autant impressionné par sa familiarité, et si je ne l’avais moi-même jamais découverte, il est probable que j’aurais pu l’écrire à mon tour, avec certes, une moins bonne tenue de style. Comme je le disais récemment dans un entretien : Mon travail de création est un travail absolument intime et qui me demande d’être constamment autour de mes livres. Ce qui a pour particularité que mon travail n’a rien de personnel, ce ne sont que des choses détournées de livres et un assemblage d’idées que je puise et que je recompose. Tout vient du détournement, et tout mon travail pourrait se résumer à ce mot. Fritz Haber est un détournement de tous les livres historiques sur ce sujet. Et d’un point de vue graphique, il fonctionne sur le même mode. C’est à dire que pour réaliser une case de Fritz Haber, près de 7 à 15 photographies différentes, issues de supports différents, sont utilisées pour être remontées en une image originale, et c’est de cette image artificielle que naîtra mon aquarelle, après que je me sois appliqué à la retranscrire sur papier. Tout cela, curieusement, produit quelque chose de très intime et personnel, un rapport étrange qui rappelle celui qui liait Pascal à son Mémorial, peut-être.
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26 avril 2008 6 26 /04 /avril /2008 10:54

 

L’Appel aux Européens circula durant la fin de 1914 mais il fallut attendre 1917 pour qu’il soit réellement publié, au sein d’un ouvrage de Nicolai titré Die Biologie des Krieges. Il faut savoir que toutes les publications allemandes sorties durant le conflit étaient strictement corsetées par la censure officielle. Seuls peut-être réussirent à voir le jour certains articles parus dans la revue expressionniste "Die Aktion", l’une des rares revues d’opposition, cela surtout grâce à l’habile stratégie de son rédacteur en chef Franz Pfemfert. On a du mal aujourd’hui à saisir le courage qu’il fallut à Nicolai pour oser publier ce texte, et l’on ne mesure plus très bien – d’ailleurs, qui s’en souvient ! - des difficultés que ce genre d’entreprise entraînaient. A peine le livre de Nicolai fut-il imprimé en Allemagne que la police mit la main sur les stocks et arrêta l’imprimeur. Malgré cela, l’opération ne pu empêcher à plusieurs exemplaires du manuscrit d’être mis en circulation. Ce fut l’opposant Leonhard Frank, un poète expressionniste qui traversa à ses risques et périls la frontière Suisse, qui offrit  le manuscrit aux éditions zurichoises neutres Orell Füssli, ce qui facilita quelque peu la diffusion du texte. Dans son édition suisse, Die Biologie des Krieges fit immédiatement sensation, et la première édition fut épuisée avant même que Nicolai ne put en recevoir un exemplaire. Dans les salons antimilitaristes d’Europe, le livre fit un tabac et très vite se succédèrent les traductions danoises, suédoises et anglaises. Le grand pacifiste français Romain Rolland, à l’époque en exil en Suisse, avait surnommé Nicolai "Le Grand Européen", c’est d’ailleurs lui qui rédigea la préface de la seconde édition.
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22 avril 2008 2 22 /04 /avril /2008 10:09

Si je parle beaucoup des signataires du Manifeste des 93, c'est parce que ce texte fit énormément de bruit durant la fin de l'année 1914 et toute l'année 1915. Mais l'histoire a oublié la réponse qui fut donnée à cet énorme élan patriotique. Georg Friedrich Nicolai, professeur de médecine à la Charité de Berlin et pacifiste intransigeant rédigea, avec Einstein et Foerster un contre manifeste baptisé « L'appel aux Européens » (« Aufruf an die Europäer ») qui fut accueilli non sans la plus grande circonspection par les intellectuels allemands, si bien qu'il cessa de circuler au bout de quelques jours. L'Appel aux Européens portera en tout quatre signatures : celles de Nicolai, de Friedrich Wilhelm Foerster, professeur de pédagogie à l'Université de Munich, d'Otto Buek, éditeur de Kant, disciple de Hermann Cohen et Paul Natorp et enfin celle d'Einstein, dont ce texte constitue la première prise de position publique. [1]


Aufruf an die Europäer


Alors que la technique et les échanges nous incitent, de toute évidence, à reconnaître de facto les relations internationales et nous conduisent à une civilisation mondiale universelle, jamais une guerre n'a, comme celle que nous vivons, détruit la communauté culturelle née de la collaboration [des nations]. Peut-être ne nous en rendons-nous compte aussi nettement que parce que les liens dont nous déplorons vivement la rupture étaient précisément si nombreux.
Même si cet état de choses ne doit pas nous surprendre, ceux qui tiennent un tant soit peu à cette culture mondiale commune sont doublement obligés de lutter pour le maintien de ces principes. Or ceux chez qui on devrait pouvoir supposer un tel souci - c'est-à-dire d'abord les savants et les artistes - ont jusqu'à présent prononcé presque exclusivement des paroles laissant croire que l'interruption des relations [internationales] a fait cesser jusqu'au désir qu'elles se poursuivent ; ils ont prononcé des paroles de guerre, presque aucun d'entre eux n'a parlé pour la paix.
Aucune passion nationale n'excuse un tel état d'esprit, indigne de ce que le monde entier a toujours compris sous le terme de civilisation, et il serait funeste qu'il devînt l'idéologie commune des clercs.
Cela serait un malheur non seulement pour la civilisation, mais aussi - nous en sommes convaincus - un malheur pour ce qui constitue en dernière instance la cause de tout ce déchaînement de barbarie : à savoir pour l'existence nationale de chacun des États.
Sous l'effet de la technique, le monde a rapetissé, les États de la
grande péninsule européenne paraissent aujourd'hui aussi serrés les uns contre les autres que l'étaient autrefois les villes de chacune des petites péninsules méditerranéennes, et l'Europe - on pourrait presque dire : le monde - par la diversité de ses relations, représente déjà une unité, ayant pour fondement les besoins et les modes de vie de chacun [des peuples].
Aussi serait-ce le devoir de tout Européen cultivé et de bonne volonté au moins de tenter d'empêcher que l'Europe, en raison de son manque d'organisation interne, ne connaisse le même sort tragique que la Grèce autrefois. Ou faut-il que l'Europe, elle aussi, s'épuise peu à peu et périsse dans des guerres fratricides ?
Car la guerre qui fait rage aujourd'hui ne fera sans doute pas de vainqueur, elle ne laissera vraisemblablement que des vaincus. Aussi semble-t-il non seulement bon, mais absolument nécessaire que les clercs de tous les États mettent leur poids dans la balance afin que, quelle que soit l'issue, encore incertaine, de cette guerre, les conditions de la paix ne deviennent pas la source de guerres futures ; il faut au contraire exploiter le fait que cette guerre a plongé l'Europe dans l'instabilité et l'incertitude, pour la remodeler et faire d'elle une unité organique. Les conditions techniques et intellectuelles sont réunies pour le faire.
La question de savoir de quelle manière cet ordre européen est possible ne saurait être traitée ici. Nous voulons seulement souligner pour le principe notre profonde conviction que nous vivons une époque où l'Europe doit s'unir si elle veut protéger son territoire, ses habitants et sa civilisation.
Nous croyons que cette volonté d'union est latente chez beaucoup, et nous voulons, en l'exprimant en commun, lui donner toute sa force.
A cette fin, il semble d'abord nécessaire que s'unissent tous ceux que fait vibrer la civilisation européenne, et qui sont donc ceux que Goethe a appelés de « bons Européens », car on ne doit pas abandonner l'espoir que leurs voix unies - même couvertes par le fracas des armes - ne restent pas tout à fait sans écho, surtout si, parmi ces « bons Européens de demain » on trouve tous ceux qui jouissent de respect et d'autorité parmi leurs pairs.
Mais il est nécessaire que les Européens se rassemblent d'abord, et, lorsque - comme nous l'espérons - il se sera trouvé assez d'Européens en Europe, c'est-à-dire assez d'hommes pour qui l'Europe n'est pas seulement une notion de géographie mais une importante affaire de cœur, alors nous essaierons de convoquer une Ligue des Européens. C'est elle qui parlera et qui prendra les décisions.
Nous-mêmes, nous voulons nous contenter d'y inciter et d'y appeler, et nous vous demandons, si vous pensez comme nous et si, comme nous, vous êtes décidés, de donner à la volonté européenne le plus large écho en joignant votre signature à la nôtre.


[1] D'après Albert Einstein, Œuvres vol. 6 - Editions du Seuil/CNRS - 1991.

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18 avril 2008 5 18 /04 /avril /2008 12:02

 

Impressionnante histoire culturelle, politique et littéraire de l’Allemagne au XIXe siècle. Où l’on souligne les jalons que connurent les courants démocrates avant qu’il ne se rallient pratiquement totalement à la realpolitik si chère à Bismarck. Où l’on met également en lumière les différences culturelles et politiques qui ont existées entre les mouvements réalistes français et allemands.


Extrait :

Nous proposons d'interpréter l'histoire culturelle de l'Allemagne entre 1848 et 1890, à la lumière de la notion de réalisme. Celle-ci, en effet, se révèle centrale dans le contexte de l'histoire des idées politiques et philosophiques, de l'histoire de l'art et de la littérature, de celle des institutions d'enseignement ou des intellectuels. L'histoire de la notion de réalisme ouvre, par ailleurs, des perspectives décisives sur l'histoire sociale, puisqu'il apparaît que l'engagement en faveur du réalisme conduira à cette époque à une redéfinition de la conception traditionnelle de la Bildung (culture personnelle, éducation, instruction) et du système culturel des classes moyennes bourgeoises, tandis que le rejet du réalisme ira de pair avec la défense d'une conception idéaliste de la culture, en référence à la tradition goethéenne et humboldtienne. Les positions adoptées face au réalisme sont, finalement, un révélateur permettant de reconstruire le « système culturel » de cette bourgeoisie (Bürgertum) qui se représente elle-même comme le juste milieu de la société contemporaine, entre les élites aristocratiques et les « classes dangereuses ».
Cet essai d'histoire culturelle s'inspire librement du modèle de l'histoire des concepts (Begriffsgeschichte) de Reinhart Koselleck (1923-2006). Dans un texte intitulé « Histoire des concepts et histoire sociale ‘ », celui-ci montre que l'histoire des concepts, qui se fonde sur l'analyse et l'interprétation des textes et des discours, et se conçoit comme une modalité de l'histoire culturelle, se rattache aussi à l'histoire sociale. L'histoire de la notion de réalisme est, ainsi, selon cette approche, indissociable de la notion de bourgeoisie (Bürgertum)2 Les limites chronologiques de notre étude (1848-1890) restreignent, certes, la perspective diachronique généralement adoptée par Koselleck dans ses travaux d'histoire des concepts. Mais toute notion, et celle de réalisme ne fait pas exception à la règle, se définit à une époque donnée en fonction de ses significations antérieures : on est ainsi conduit, pour cerner la tradition allemande du réalisme, à remonter jusqu'au classicisme weimarien.
Au lendemain des mouvements révolutionnaires de 1848, de leur répression en 1849 et de la restauration du néo-absolutisme en Prusse, en Autriche et dans toute la Confédération germanique, l'idéalisme de la période Vormärz (les décennies qui avaient précédé la révolution de mars 1848) est brisé. Mais le comportement de la plupart des acteurs de la période 1850-1871 sera marqué par la mémoire des événements révolutionnaires de 1848-1849. Quoi qu'il en soit, la décennie 1849-1859, pour les libéraux allemands, est une période caractérisée par le marasme : l'appel à un « nouveau réalisme », lancé par Rochau dès 1853, n'est encore qu'une pétition de principe.
Au début des années 1850, un nouveau maître mot finit en effet par s'imposer à tous : celui de réalisme. Dans son essai de 1853, Grundsätze der Realpolitik (Principes de la politique réaliste), le libéral Ludwig August von Rochau s'efforce de reformuler les aspirations des libéraux en tenant compte des leçons de l'automne 1849. Lorsqu'il est appelé à la tête du gouvernement, en 1862, Bismarck apparaît comme un archi-conservateur autoritaire : au fur et à mesure de ses succès militaires (guerre des Duchés en 1864 ; Königgrätz/Sadowa en 1866), beaucoup de libéraux se rallient à sa politique qu'ils considèrent comme la seule chance « réaliste » de faire aboutir l'unité allemande. Cette conversion qui, selon la formule de Hermann Baumgarten, résulte de « l'autocritique du libéralisme », Ludwig Bamberger se fait fort de l'expliquer aux Français dans une série d'articles publiés en février 1867 : il vante « la façon réaliste d'envisager les choses » propre à Bismarck et prédit que c'est lui qui réalisera la révolution allemande manquée en 1848.
Au cours de la période 1870-1890, l'expérience de la guerre franco-allemande, de la victoire de Sedan et de la proclamation du Reich, le spectacle de la « débâcle » française et de la Commune de Paris se surimposent à la mémoire de la révolution de 1848, comme la confirmation, pour beaucoup de contemporains, que l'Allemagne nouvelle a surmonté son idéalisme révolutionnaire et a démontré l'éclatante supériorité de la « voie particulière » (Sonderweg) du réalisme suivie depuis l'arrivée au pouvoir de Bismarck.
La Realpolitik de Bismarck est une représentation que ses partisans nationaux-libéraux ont projetée sur son action. Après la rupture de l'alliance gouvernementale avec les nationaux-libéraux en 1878, qui conduit à l'abandon du « combat pour la culture » (Kulturkampf) et à la définition d'une nouvelle ligne de front politique, antisocialiste cette fois, les libéraux conservateurs se rendent à l'évidence : le pacte scellé avec Bismarck en 1866 au nom du réalisme ne leur a pas permis de peser durablement sur la politique du nouveau Reich. Plus tard, l'expression Realpolitik qualifiera rétrospectivement une période politique qui apparaîtra comme prudemment réaliste (trop prudemment, dit Max Weber, dans sa leçon inaugurale de Fribourg en 1895) par contraste avec le « nouveau réal-idéalisme » pétri de volonté de puissance impérialiste qui caractérise l'époque wilhelminienne.
Mais le débat sur le réalisme en politique ne concerne pas que les libéraux. S'il est vrai que le projet de Karl Marx consiste à dépasser « l'idéalisme » des socialistes de 1848 et à parvenir au réalisme radical de la révolution prolétarienne, on peut dire que le désaccord de Marx et de Lassalle porte sur la différence entre le réalisme radical et la Realpolitik opportuniste.
Ferdinand Lassalle suivait une logique analogue à celle des nationaux-libéraux ralliés à Bismarck : il était prêt à approuver une « révolution venue d'en haut », voire une dictature sociale, et il engagea en 1863 des pourparlers secrets avec Bismarck dans l'espoir d'ouvrir la voie au socialisme d'État. Cette Realpolitik socialiste, Marx la considérait comme illusoire et vouée à l'échec.
Dans le débat de société sur la réforme de l'enseignement secondaire et des formations supérieures, l'opposition entre partisans de l'enseignement classique et défenseurs de l'enseignement moderne (Realbildung), plus scientifique et mieux adapté aux réalités sociales et culturelles contemporaines, accompagne la modernisation de la société et de la culture. Dans ce contexte, real est l'équivalent de « moderne » dans l'usage français. Le système du néohumanisme hérité de l'époque de Goethe et institutionnalisé sous l'égide de Humboldt est bientôt concurrencé par les établissements d'enseignement moderne, tournés vers la formation professionnelle autant que vers la culture générale. Fondée sur la rationalité scientifique et technique, destinée à former l'esprit réaliste de l'ingénieur, du commerçant, des cadres d'entreprise, cette conception de l'éducation moderne (Realbildung) entend renouveler le néohumanisme élitaire de Goethe et de Humboldt.
Les Mémoires de Fritz Mauthner, le philosophe du scepticisme linguistique dont Wittgenstein se démarque dans le Tractatus, révèlent que, pour cette génération, le réalisme politique et le réalisme en art et en littérature ne faisaient qu'un. Quatre expériences formatrices, raconte Mauthner, l'avaient libéré de ce qu'il appelle « la superstition du mot » : l'enseignement du physicien et philosophe positiviste Ernst Mach à l'université de Prague ; la lecture de la Considération inactuelle de Nietzsche sur l'histoire (1874) ; les Études sur Shakespeare d'Otto Ludwig, un des textes fondateurs du réalisme littéraire ; enfin, la démystification des grandes phrases en politique grâce à Bismarck et à sa Realpolitik.
Les institutions de la culture bourgeoise, à commencer par le lycée classique (Gymnasium), sont des bastions de la résistance au réalisme au nom de l'idéalisme de la culture néohumaniste qui tend pourtant à se réduire à de l'académisme. L'homme de lettres ou l'artiste qui ambitionne la reconnaissance des institutions de la Bildung a intérêt à éviter de se définir comme réaliste et à se réclamer plutôt de Goethe, des classiques grecs et de la Renaissance italienne. Mais dans la deuxième moitié du xixe siècle, les valeurs établies de la culture littéraire sont bel et bien menacées par la montée en puissance du journalisme et de l'industrie de la presse. Les droits d'auteur d'un romancier, s'il ne produit pas de best-sellers, ne sauraient être comparés à la rémunération qu'un journal à grande diffusion peut assurer à ses rédacteurs. Le secteur de la presse est alors plus florissant que celui de l'édition de livres et de la librairie. Alors que la presse apparaissait, dans la première moitié du xixe siècle, comme le prolongement naturel de la littérature, la dissociation entre l'écrivain et le journaliste, entre la littérature conçue comme discipline artistique, institution de la Bildung, et la presse en tant qu'industrie et culture de masse, donc de moindre niveau, ne cesse de s'accentuer dans la deuxième moitié du siècle.
La plupart des Kulturkritiker pessimistes flétrissent le nouveau pouvoir de la presse et les antisémites font du «journaliste juif» le type même du dépravé des temps modernes. L'époque du réalisme est aussi celle du pessimisme consistant à interpréter la modernisation économique, sociale et culturelle comme un processus de décadence. Une vague de pessimisme déferle ainsi sur l'Allemagne à partir des années 1870. La Philosophie de l'inconscient d'Eduard von Hartmann, une véritable somme de pessimisme métaphysique, dont la première édition date de 1869, compte parmi les best-sellers du dernier tiers du XIXe siècle. Or le pessimisme culturel se répand au moment même où s'affirme la puissance allemande.
La formation d'un mouvement antisémite de masse est l'un des symptômes de cette crise morale qui mine la société allemande : la controverse de Berlin sur l'antisémitisme, dont Heinrich von Treitschke et « l'anti-antisémite » Theodor Mommsen sont les protagonistes, date de 1879-1881. Les antisémites, lorsqu'ils dénoncent le « matérialisme » contemporain dont ils présentent « les Juifs » comme les propagateurs, rejettent également le réalisme mis à l'honneur par les libéraux depuis les années 1850, et ce rejet s'accompagne de la nostalgie d'un idéalisme dont Paul de Lagarde, par exemple, veut préparer la renaissance.
Notre histoire de la notion de réalisme exclut de son étude les aires culturelles autrichienne et helvétique. Au cours du XIXe siècle, des systèmes culturels différents se constituent, en effet, dans les territoires allemands que réunit le Reich de 1871, dans la monarchie habsbourgeoise et dans les cantons suisses. Après la guerre austro-prussienne de 1866 et la proclamation, en janvier 1871, d'un Reich allemand dont les Allemands d'Autriche sont exclus, la question de l'identité autrichienne se pose en termes nouveaux. Les différences qui pouvaient par le passé être perçues comme de simples nuances régionales permettant de parler, comme le faisait Madame de Staël, du « midi de l'Allemagne », s'approfondissent. De même, l'histoire politique, sociale et culturelle de la Suisse, devenue un État fédéral depuis l'entrée en vigueur de la Constitution de septembre 1848, ne peut qu'être traitée à part. Dans le cadre de la nouvelle Confédération helvétique de 1848, où la question de l'unité nationale se pose en de tout autres termes, le libéralisme suisse a pu consolider ses positions. Quant aux Allemands d'Autriche, la défaite de Sadowa/Königgrätz en 1866, et la proclamation du Reich «petit allemand» (kleindeutsch) en 1871 les ont mis à l'écart du nouvel État national allemand ; les libéraux autrichiens ont dû leurs succès politiques, à partir de 1859, aux déboires militaires de la monarchie habsbourgeoise et leur partage du pouvoir avec l'aristocratie répond à une autre logique que celle du pacte « réaliste » des nationaux-libéraux allemands avec Bismarck.
Il reste que Gottfried Keller (1819-1890) fut sans conteste l'un des plus grands écrivains de l'époque réaliste. Sa profonde influence sur le réalisme allemand sera plusieurs fois soulignée dans les pages qui suivent. Keller lui-même, militant libéral en 1848, patriote, élu secrétaire du canton de Zurich en 1861, n'aimait pas qu'on le définisse comme un écrivain suisse, car cela revenait à le mettre en marge de la littérature allemande, et il contestait l'existence d'une « littérature nationale suisse 3 ». Le cas du romancier autrichien Adalbert Stifter (1805-1868) est différent : beaucoup moins influentes en Allemagne que celles de Gottfried Keller, ses œuvres relèvent d'un « réalisme poétique » encore proche de l'époque Biedermeier.
Pour toutes ces raisons, nous avons préféré réserver à un autre ouvrage l'histoire de la notion de réalisme en Suisse et en Autriche. [...]

Jacques Le Rider
Notes :

1. Reinhart Koselleck, « Histoire des concepts et histoire sociale », in R. Koselleck, Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, trad. Jochen Hoock et Marie-Claire Hoock-Demarle, Paris, Éditions de l'EHESS, 1990, p. 99-131 {Vergangene Zukunft : Zur Semantik geschichtlicher Zeiten, Francfort/Main, Suhrkamp, 1979).
2. Dans cette même étude, Reinhart Koselleck rappelle l'histoire de la notion de bourgeois : on passe de la notion de Stadtbürger, bourgeois de ville, autour de 1700, à celle de Biirger au sens de citoyen autour de 1800. Au xixe siècle, la notion de Bürgertum prend le sens d'une catégorie sociale, la bourgeoisie, qui se définit elle-même par son capital symbolique, la Bildung, et qui conçoit la culture bourgeoise (bûrgerliche Kultur) comme la culture tout court.
3. Cf. par exemple sa lettre à Ida Freiligrath du 20 décembre 1880, in Gottfried Keller, Gesammelte Briefe, éd. par Carl Helbling, Berne, Benteli, vol. 2, 1951, p. 357.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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12 avril 2008 6 12 /04 /avril /2008 13:42
Influent banquier juif allemand né en 1854, dans les quartiers pauvres de Dresde, Leopold Koppel entama en 1870 une carrière d'homme d'affaires et fonda sa propre banque dès les années 1880, date où il quitta Dresde pour Berlin. Grâce au rôle financier qu'il eut avec la Deutsche Gasglühlicht AG, ainsi que sa réussite dans la Compagnie des Hôtels, sa fortune fut si fulgurante qu'il devint l'une des plus riches personnalité de Prusse. Il membre de nombreux directoires d'entreprises, et de trusts financiers. En 1903, Koppel se lança dans quelques initiatives philanthropiques. Il créa, sans grand succès, une fondation pour les sans-abris, la Bekämpfung des Schlafstellenunwesens. En plus de ces activités, Koppel s'intéressa particulièrement aux sciences et aux arts, notamment en fréquentant d'illustres personnalités issues de ces milieux. En 1905, l'industriel Emil Jacob introduisit Koppel auprès de Friedrich Althoff, conseiller attaché au ministère de la Culture de Prusse et proche des milieux scientifiques influents. Ces conditions avantageuses poussèrent Koppel à créer sa propre fondation pour la promotion des sciences, en mettant sur pied la Fondation Koppel. Très vite, Koppel s'imposa assez facilement comme le meilleur défenseur des sciences de Guillaume II. En 1910, il eut l'idée de fonder à Berlin un institut indépendant pour la chimie physique et l'électrochimie, pour lequel il pourrait élire un directeur juif. Haber était selon lui l'homme le plus qualifié pour endosser ce rôle, et du 20 au 24 mai 1910, Koppel invita, pour une suite de conversations confidentielles, Haber à Berlin (Pour des raisons de fluidité propre au rythme de la bande dessinée, la scène entre Haber et Koppel dans le tome II a été placée directement après une autre visite de Haber à Berlin, deux ans plus tôt, en mai 1908). Koppel offrit 700.000 Marks pour la construction et l'installation de l'Institut de Physique-Chimie de Berlin-Dalheim. Haber en fut officiellement nommé directeur en juin 1911 et l'Institut fut inauguré de façon magistrale en présence de l'empereur, le 23 octobre 1912.
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5 avril 2008 6 05 /04 /avril /2008 23:06



L'autre référence à la littérature f
rançaise ne se voit pas dans les citations mais bien dans le corps du récit, lorsque le jeune Fritz Haber ironise faussement avec sa jeune fiancée Clara sur l'art de Destouches.
Philippe Destouches est un auteur dra
matique français (1680-1754) que l'on ne lit plus. Entré à l'Académie avant même d'avoir écrit ses meilleures comédies, on ne retient aujourd'hui de lui que le titre de l'une de ses pièces, Le Glorieux, une pièce de théâtre molièresque et moralisante, sauvée de l'oubli grâce à quelques tirades tombées dans le langage courant, tels que : « Chassez le naturel, il revient au galop ! ; Les absents ont toujours tort ; La critique est aisée, et l'art difficile ». Comme nous dirait l'autre : Etonnant, non ?
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31 mars 2008 1 31 /03 /mars /2008 21:20
Orbais, mon petit village brabançon situé à une trentaine de kilomètres au sud de Bruxelles, n'est vraiment pas très grand. Il ne doit pas contenir plus de 500 habitants et il n'y existe aucun commerce, pas même un café en face de l'église, c'est dire ! Cependant, il est pourvu d'une charmante petite salle des fêtes qui s'appelle le Kibboutz et qui accueille de temps à autre de petits événements. Ce lundi 21 avril 2008, à 19H30, le Kibboutz d'Orbais proposera une rencontre avec quatre auteurs du village, car oui, dans ce petit trou perdu, nous avons réussi à dénicher déjà quatre personnes qui ont franchi le cap de la publication. Les quatre zigues qui donneront le la de cette soirée rencontre baptisée De la lecture à l'écriture, seront (à part moi, on l'aura compris) :
Marc Lobet (Bruxelles, 1939), cinéaste indépendant (Prune des bois, Meurtres à domicile et Made in Belgium en co-réalisation avec Paul Geens) et écrivain, avec trois romans aux éditions Le Cri : La séance de massage (2003) ; Après toi, le désert (2005) et En venir à Venise, qui sort ce mois-ci 2008.
Vincent Litt (Louvain, 1954), médecin grand connaisseur de l'Afrique et de l'Asie du Sud-Est qui travaille depuis plus de vingt ans sur des projets axés sur les conditions de vie des médecins africains et qui vient de publier chez Memory Press Noyez les chatons, son premier roman d'un exotisme tout particulier.
Thierry Bouüaert (1964, Bruxelles) scénariste et dessinateur de Bandes Dessinées, auteur du triptyque Le Style Catherine, et qui s'attèle depuis un an à l'adaptation libre de La Garden Party, nouvelle de Katherine Mansfield.
Nous parlerons tour à tour de nos écritures en cours comme de notre condition d'auteur, et nous comptons bien lancer quelques échanges intéressants avec les participants. Ah, oui, c'est gratuit et l'on pourra même gagner des chèques-livre puisque cet événement est encadré par l'opération « Je lis dans ma Commune ».
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27 mars 2008 4 27 /03 /mars /2008 13:24
figaro1901.jpgPar le jeu des citations que j'emploie dans mon récit, on aura compris très rapidement que je m'abstiens de diffuser des idées françaises. La seule citation française que l'on peut lire sur les 300 pages déjà publiées est celle, antisioniste, du journaliste juif Emil Berr dans le Figaro du 4 septembre 1897 :

Le sionisme - ne riez pas - s'est donné pour programme la reconstitution du royaume de Juda. L'invention est due à un petit groupe d'israélites spirituels et irascibles, qui ont rêvé de jouer aux antisémites du monde entier la farce De s'en aller, j'entends de s'en aller de partout, de déserter les insuffisantes ptries où la sécurité des consciences et des intérêts juifs semblent désormais en péril, et de se donner rendez-vous, à l'abri des malveillances et des haines en quelque coin vacant de Palestine ou d'ailleurs, où l'antique patrie juive serait, au profit de ses émigrants, recréée. Détail piquant : les plus empressés à saluer d'applaudissements les discours du docteur Herzl furent les antisémites ; Au fond, rien de plus naturel. La doctrine antisémite se réduit à ceci : les Juifs tiennent chez nous trop de place et il est urgent qu'on les mette à la porte. Un Juif survient qui propose à ses coreligionnaires de s'y mettre eux-mêmes : les antisémites trouvent l'idée géniale et en acclament l'auteur.

Émile Berr était un journaliste et critique littéraire français d'origine juive. Il écrivit, des années 1880 aux années 1900, pour les quotidiens et hebdomadaires La France du Nord, Le Petit Parisien, Le Figaro, etc. Dès 1894, Berr devint directeur éditorial auxiliaire au Figaro et créa le supplément littéraire du célèbre journal. Son frère, George Berr était un célèbre acteur de théâtre, connu du tout Paris.
Il peut paraître étonnant au lecteur d'aujourd'hui de découvrir la raillerie qui transparaissait des articles que Berr consacrait à la couverture de l'actualité sioniste de son temps. Mais il ne faut pas perdre de vue que de nombreux intellectuels juifs du XIXe siècle et du début du XXe siècle, en Europe occidentale principalement, à l'instar des Karl Marx ou des Karl Kraus, affichaient volontiers leur antipathie du juif, sans pour autant considérer leurs préjugés intimes comme une contradiction.
Comme le soulignait Léon Poliakov dans sa somme consacrée à l'histoire de l'antisémitisme, on pouvait « être Juif de naissance, et ne plus vouloir l'être », et, précisant, à propos de Marx : « N'aurait-il pas inconsciemment cherché à prendre ses distances par rapport au judaïsme, à produire son certificat de non-judéité ? » [1], réflexion se référant à la boutade de Heine qui se plaisait à dire qu'il « avait trouvé dans son berceau sa feuille de route pour la vie entière ».


[1] Léon Poliakov, Histoire de l'antisémitisme, tome III, de Voltaire à Wagner, Calmann-Lévy, 1968, pp. 435-436.


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21 mars 2008 5 21 /03 /mars /2008 11:16

AloisBrandl1.jpgIl y a des hommes qui connurent une très belle estime de leur vivant et qui cent ans plus tard peuvent tomber dans un anonymat quasi général, même jusque dans les universités. C'est un peu le cas du philologue Alois Brandl, grand spécialiste allemand de la littérature et de la culture anglaise et de Shakespeare en particulier. Brandl fut l'un des membres les plus éminents de la Deutsche Shakespeare-Gesellschaft, l'une des plus anciennes sociétés littéraires européennes : il traduisit les sonnets de Shakespeare et les expliqua aux lecteurs allemands. Avec Brandl, on disait que Shakespeare était compris d'une toute autre façon qu'en Angleterre et que le génie anglo-saxon parlait à l'Allemagne d'une façon privilégiée. Une façon de voir les choses qui n'est certainement pas étrangère à celle de l'écossais Thomas Carlyle, le plus allemand des Anglais, Ecossais, qui dans son œuvre majeure Les Héros voyait déjà en Shakespeare « un noble patriotisme » dont « on entend résonner [les] battements comme le bruit de l'acier qui s'entrechoque. Assurément cet homme aurait été un grand guerrier, si les circonstances en aveint décidés ainsi ! ».  Après sa signature au manifeste des 93, Brandl réalisa, de 1914 à 1918, des enregistrements sonores de prisonniers de guerre britanniques.

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17 mars 2008 1 17 /03 /mars /2008 19:29

Fritz1891.jpgLe Haber des 17 ans, comme il est introduit dans le récit, était l’archétype du jeune homme allemand instruit et cultivé de la fin du XIXe siècle. Il appartenait à cette jeunesse souhaitant mener une existence propre, autrement que celles de ses pères, persuadée que rien n’est désormais non modifiable ou non améliorable de quelque façon, si bien que plus aucune loi ne demeurait pour elle définitive. Les enfants de cette Allemagne inédite, qu’un gouffre générationnel d’une portée jamais encore observée jetait sans émoi dans un monde en plein bouleversement, incarnaient la passion, l’impatience et les espérances les plus folles. Il n’en restait pas moins que ces jeunes gens optimistes et déterminés devaient se heurter à un monde devenu particulièrement complexe, où malgré tout, le simple fait de s’imposer tenait de la performance, et plus encore si l’on était issu, comme l’était le jeune Haber, de la communauté juive. Pour un juif comme Haber, sensible à l’art de commander et avide d’études universitaires, il était commun de dire : « Abandonnez toute espérance » [1].

Ce célèbre vers que le poète imagina au fronton de la porte de l’Enfer, Lasciate ogni speranza, « abandonnez toute espérance », fut, comme le rappelait en 1919 le sociologue Max Weber, une formule que l’on adressait communément aux juifs d’Allemagne qui aspiraient à la carrière académique.

La vie universitaire est donc livrée à un hasard sauvage. Quand de jeunes savants viennent demander des conseils pour leur habilitation, prendre la responsabilité de les encourager est presque impossible. S’agit-il d’un juif, on lui dit naturellement : Lasciate ogni speranza [2]

[1] D’après Margit Szöllösi-Janze, Fritz Haber, 1868-1934, eine biographie, C.H. Beck, et Fritz Stern, Grandeurs et défaillances de l’Allemagne du XXe siècle, Fayard, 2001.
[2] Max Weber, La profession et la vocation de savant in Le savant et le politique, édition établie par C. Colliot-Thélène, La Découverte, 2003, p. 75.

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