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2 décembre 2013 1 02 /12 /décembre /2013 14:26

En attendant le festival d’Angoulême de janvier 2014, une projection du film de Nathalie Marcault David & Fritz (59’) aura lieu ce mercredi 11 décembre à 20h à la SCAM de Paris, 5 avenue Velasquez, 75008 Paris (métro Villiers ou Monceau). La projection sera suivie d’une rencontre avec la réalisatrice. Présence confirmée par email à vivement-lundi@wanadoo.fr souhaitable.

 

 

La projection de David & Fritz à Angoulême aura quant à elle lieu le vendredi 31 janvier à 14h, dans la salle du Vaisseau Moebius. Le film sera suivi d’une rencontre d’une heure.

visuel David&Fritz léger

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27 novembre 2013 3 27 /11 /novembre /2013 11:57

Lissauer.jpg« Ce petit Juif obèse et aveuglé de Lissauer pré­figurait l’exemple d’Hitler ». Cette petite phrase cinglante, qui annonce la loi de Godwin bien avant l’heure, c’est à Stefan Zweig qu’on la doit. C’est peu de dire qu’il n’appréciait guère son confrère coreligionnaire.

Poète juif-allemand, Ernst Lissauer (1882-1937) gagna sa gloire littéraire en 1914, au tout début de la guerre, avec un poème intitulé « Chant de la haine contre l’Angleterre ». Ce petit poème fut publié parmi des dizaines d’autres, lors de l’incroyable élan belliciste qui s’empara des auteurs, poètes, artistes et intellectuels de langue allemande durant les premiers mois de la Première Guerre mondiale.

Dans le flot des productions patriotiques de l’époque, c’est le Chant de Haine qui emporta un succès qui dépassa les attentes les plus insensées de Lissauer. Son texte fut placé dans tous les programmes scolaires, on le déclama dans les bataillons, sur le front, et tous les journaux, de toutes obédiences, le publièrent à plusieurs reprises... La gloire de Lissauer devint incontournable, Guillaume II alla jusqu’à le décorer de l’ordre de l’Aigle rouge de 4e classe, distinction octroyée de façon absolument exceptionnelle à un civil allemand d’origine juive.     

Plus tard, dans son fameux Monde d’hier écrit durant la décennie 1930, Zweig oubliera de rappeler à son lecteur que, lui aussi, comme pratiquement tout le monde, fut grisé par les premiers jours de la guerre. Pour rien au monde, il n’aurait voulu « manquer le souvenir de ces premiers jours ». Lui-même se porta d’ailleurs volontaire pour le service actif, aux archives de guerre, où sa connaissance des langues étrangères pouvait être utile. Dans une lettre qu’il adressa le 18 octobre 1914 à son éditeur Anton Kippenberg, Zweig écrira : « Je vous envie de pouvoir être officier dans cette armée, de pouvoir vaincre en France - en France, oui, ce pays qu’on châtie parce qu’on l’aime ».

  

Dans le Monde d’Hier, Zweig fera de Lissauer un portrait au vitriol, et décrira l’étrange ambiance guerrière des années 1914 de façon un peu différente... :

 

« Ma situation dans le cercle de mes amis viennois se révéla plus délicate que mes fonctions officielles. N’ayant que peu de culture européenne et vivant dans un horizon purement allemand, la plupart de ces écrivains ne croyaient pouvoir jouer mieux leur partie qu’en exaltant l’enthousiasme des foules, et en étayant d’appels poétiques ou d’idéologies scientifiques la prétendue beauté de la guerre. Presque tous les écrivains allemands, Hauptmann et Dehmel en tête, se croyaient obligés, pareils aux bardes de l’ancienne Germanie, d’enflammer avec leurs chants et leurs rimes les combattants qui allaient au front et de les encourager à bien mourir. Des poésies pleuvaient par centaines, qui faisaient rimer gloire et victoire, effort et mort. Les écrivains se juraient solennellement de n’entretenir plus jamais des relations culturelles avec un Français, avec un Anglais; bien plus, ils niaient du jour au lendemain qu’il y eût jamais eu une culture anglaise, une culture française. Tout cela était insignifiant et sans valeur en regard de l’esprit de l’Allemagne, de l’art allemand et des mœurs allemandes. Les savants étaient pires. Les philosophes ne connaissaient soudain plus d’autre sagesse que de déclarer la guerre un « bain d’acier » bienfaisant qui préservait de l’énervement les forces des peuples. À leurs côtés se rangeaient les médecins, qui vantaient leurs prothèses avec une telle emphase qu’on aurait presque eu envie de se faire amputer une jambe afin de remplacer le membre sain par un appareil artificiel. Les prêtres de toutes les confessions ne voulaient pas rester en arrière et donnaient de leurs voix dans le chœur; il semblait parfois qu’on entendît vociférer une horde de possédés, et Cependant tous ces hommes étaient les mêmes dont nous avions encore admiré une semaine, un mois auparavant la raison, la force créatrice, la dignité humaine.

Mais ce qu’il y avait de plus affligeant dans cette folie, c’est que la plupart de ces hommes étaient sincères. La plupart, ou trop âgés ou physiquement inaptes à faire du service militaire, se croyaient décemment tenus de « collaborer » d’une manière ou d’une autre à l’action commune. Ce qu’ils avaient créé, ils le devaient à la langue et par conséquent au peuple. Ils voulaient servir leur peuple par la langue et lui faire entendre ce qu’il désirait entendre : que dans cette lutte tout le droit était de son côté, tous les torts de l’autre, que l’Allemagne serait victorieuse et que ses adversaires succomberaient ignominieusement, — ils ne se doutaient pas qu’ainsi ils trahissaient la vraie mission du poète qui est de protéger et de défendre ce qu’il y a d’universellement humain dans l’homme. Plusieurs, à la vérité, ont bientôt senti sur la langue la saveur amère du dégoût que leur inspirait leur propre parole, quand la mauvaise eau-de-vie du premier enthousiasme se fut évaporée. Mais durant les premiers mois, ceux-là étaient les plus écoutés qui hurlaient le plus fort, et ainsi, au près et au loin, ils chantaient et criaient en un chœur sauvage.

Le cas le plus typique et le plus bouleversant d’une telle extase sincère encore qu’insensée, fut pour moi celui d’Ernest Lissauer. Je le connaissais bien. Il écrivait de petits poèmes succincts et durs, et il était avec cela l’homme le plus bienveillant qu’on pût imaginer. Je me souviens encore que je dus me mordre les lèvres pour dissimuler un sourire quand il me rendit visite pour la première fois. Je m’étais représenté ce lyrique comme un jeune homme élancé et ossu, à en juger par ses vers très allemands et nerveux, qui recherchaient en tout l’extrême concision. Dans ma chambre entra en tanguant un petit bonhomme à panse de tonneau, avec un visage qui respirait la cordialité sur un double menton, débordant de vivacité et d’amour-propre, qui bredouillait en parlant, était possédé par sa poésie et que rien ne pouvait retenir de citer et de réciter ses vers. Avec tous ses ridicules, on ne pouvait se défendre de l’aimer, parce qu’il était d’un cœur généreux, bon camarade, loyal et presque démoniaquement dévoué à son art.

Il était issu d’une famille allemande fort aisée, il avait fait ses classes au lycée Frédéric-Guillaume à Berlin, et il était peut-être le plus prussien ou le plus prussianisé des Juifs que je connusse. Il ne parlait point d’autre langue vivante que la sienne, il n’était jamais sorti d’Allemagne. L’Allemagne était pour lui le monde, et plus une chose était allemande, plus elle l’enthousiasmait. York, et Luther, et Stein étaient ses héros, la guerre d’indépendance allemande était son thème favori, Bach son dieu en musique ; il le jouait merveilleusement, malgré ses petits doigts courts, épais et spongieux. Personne ne connaissait mieux que lui le lyrisme allemand, personne n’était plus amoureux, plus enchanté de la langue allemande, — comme beaucoup de Juifs dont les familles ne sont entrées que tard dans la culture germanique, il croyait en l’Allemagne plus que le plus croyant des Allemands.

Quand la guerre éclata, son premier soin fut de courir à la caserne et de s’annoncer comme volontaire. Et je puis me figurer les éclats de rire des sergents-majors et des appointés, quand cette masse épaisse gravit l’escalier, en soufflant. Ils le renvoyèrent aussitôt. Lissauer était désespéré; mais, comme les autres, il voulait au moins servir l’Allemagne avec sa poésie. Pour lui tout ce que rapportaient les journaux allemands était vérité indiscutable. Son pays avait été attaqué, et le pire criminel, conformément à la mise en scène de la Wilhelmstrasse, était ce perfide Lord Grey, le ministre anglais des Affaires étrangères. Il donna une expression à ce sentiment, que l’Angleterre était la grande coupable envers l’Allemagne et la principale responsable de la guerre, dans un Chant de haine à LAngleterre, un poème, — je ne l’ai pas sous les yeux, — qui, en vers durs, serrés, saisissants, portait la haine de l’Angleterre jusqu’au serment inviolable de ne jamais pardonner à cette nation son « crime ». Malheureusement, il apparut bientôt combien il est facile d’agir au moyen de la haine (ce petit Juif obèse et aveuglé de Lissauer préfigurait l’exemple d’Hitler). Le poème tomba comme une bombe dans un dépôt de munitions. Jamais peut-être une poésie allemande, pas même la Wacht am Rhein, n’a connu, une popularité aussi rapide que ce fameux Chant de haine à l’Angleterre. L’empereur était enthousiasmé et conféra à Lissauer l’ordre de l’Aigle rouge, on reproduisait sa poésie dans tous les journaux, les instituteurs la lisaient aux enfants dans les écoles, les officiers s’avançaient devant le front et la récitaient aux soldats jusqu’à ce que chacun sût par cœur cette litanie de la haine. Mais on ne s’en tint pas là. Le petit poème fut mis en musique et développé en un chœur qui fut exécuté dans les théâtres; entre les soixante-dix millions d’Allemands, il n’y en eut bientôt plus un seul qui ne connût de la première ligne à la dernière ce Chant de haine à l’Angleterre, et bientôt le monde entier le connut, mais sans doute l’accueillit-il avec moins d’enthousiasme. Du jour au lendemain Lissauer avait conquis une réputation qu’aucun poète n’égala au cours de cette guerre, une réputation qui, certes, devait plus tard brûler sa chair comme la tunique de Nessus. Car dès que la guerre fut finie et que les marchands songèrent à renouer les relations commerciales, que les politiciens s’efforcèrent loyalement de recréer une entente, on fit tout pour désavouer ce poème, qui réclamait une haine éternelle à l’An­gleterre. Et pour se décharger de toute complicité, on mit au pilori le pauvre « Lissauer de la haine » comme le seul responsable de cette hystérie haineuse que tous, en 1914, avaient partagée, du premier au dernier. En 1919, ceux qui l’avaient fêté en 1914 , se détournaient ostensiblement de lui. Les journaux ne publiaient plus ses poèmes ; quand il se montrait parmi ses camarades, il s’établissait un silence contraint. L’abandonné fut ensuite expulsé par Hitler de cette Allemagne à laquelle il était attaché par toutes les fibres de son cœur, et il mourut oublié, victime tragique de ce seul poème qui ne l’avait élevé si haut que pour le briser dans une chute d’autant plus profonde. »

 

Toute la production de Lissauer fut interdite sur le territoire allemand dès 1933. Il mourut oublié et renié de tous, à Vienne, en 1937.

 

Chant de haine à LAngleterre

 

« Que nous importent le Russe et le Français! Coup pour

coup et botte, pour botte! Nous ne les aimons pas, nous ne les

haïssons pas: nous - protégeons la Vistule et les passages des

Vosges. Nous n’avons qu’une seule haine. Nous aimons (en

commun, nous haïssons en commun, nous n’avons qu’un seul

ennemi. Vous le connaissez fous, vous, le connaissez tous, li est

blotti derrière la mer grise, plein de jalousie, de courroux, de

malice et de ruse, séparé de nous par des eaux plus épaisses que

le sang. Nous voulons nous présenter au tribunal pour prêter

un’ serment face contre face, un serment d’airain que ne saurait

disperser aucun souffle, un serment qui vaudra pour nos enfants

’ et les enfants de nos enfants. Ecoutez ces paroles, répétez

ces paroles, qu’elles se propagent à travers toute l’Allemagne :

nous ne voulons pas renoncer à notre haine, nous n’avons tous

qu’une haine, nous aimons en commun, nous haïssons en commun,

nous n’avons tous qu’un ennemi: l’Angleterre. Que nous importent

les Russes et les Français? Coup pour coup et botte pour botte.

Nous menons le combat avec le bronze et l’acier et conclurons

la paix un jour ou l’autre. Toi, nous te haïssons d’une longue

haine -et nous ne renoncerons pas à notre haine, haine sur les

eaux, haine sur la terre, haine du cerveau, haine de nos mains,

haine des marteaux et haine des couronnes, haine meurtrière

de soixante-dix millions d’hommes. Ils aiment en commun, ils

haïssent en commun, tous n’ont qu’un ennemi : l’Angleterre. »

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20 novembre 2013 3 20 /11 /novembre /2013 11:56

Le tome IV de Fritz Haber est terminé. Il sortira fin janvier 2014, à l’occasion du festival d’Angoulême, qui programme pour l’occasion une séance du film David & Fritz de Nathalie Marcault. 

FRITZ-HABER-4---C1C4--JAQUETTE--ok.jpg 

Quelles ont été les responsabilités et les contradictions de l’élite scientifique et politique juive-allemande durant la Première Guerre mondiale ? Comment une communauté sans nation a-t-elle évalué les flambées nationalistes occidentales et quelles ont été les répercussions de ces troubles sur la question identitaire juive ? 

C’est ce à quoi tente de répondre ce quatrième tome titré DES CHOSES À VENIR, en référence à l’ouvrage à succès de Walter Rathenau qui, en 1917, y prédisait avec une acuité exceptionnelle l’Europe d’aujourd’hui.

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12 novembre 2013 2 12 /11 /novembre /2013 11:14

214875 L’année 1917 est une période charnière dans la vie de Haber puisque c’est en 1917, à Ypres, que Haber a mis au point son célèbre gaz Ypérite. L’Ypérite tient bien entendu son nom de la ville d’Ypres. C’est en effet aux alentours de la ville d’Ypres, le 12 juillet 1917, que ce gaz fut pour la première fois expérimenté. Ceci est du moins la version historique officielle. Car dernièrement, M. Roland Crabbe, le bourgmestre de la petite station balnéaire de Nieuwpoort, sur la côte belge, tente, à quelques mois du centenaire de l’invention de l’Ypérite, de faire vaciller sur ses bases une évidence admise par tout le monde. Selon lui, l’Ypérite n’aurait pas été utilisée pour la première fois à Ypres le 12 juillet 1917, mais bien deux jours avant, le 10 juillet, à Nieuwpoort. 1

Certes. Mais pourquoi est-ce un bourgmestre et non un historien qui nous avise de cette information ? Monsieur le bourgmestre Crabbe ne manque pas de nous éclairer rapidement : les conclusions de cette erreur historique établies par ces amis historiens Bert Gunst et Kristof Jacobs sont pour lui simples et évidentes : il faut débaptiser le gaz, on ne devrait plus désormais parler d’Ypérite, mais bien de Nieuwporite.

 

C’est ensuite à Gunst et Jacobs d’être envoyés au front et d’apporter à la face des projecteurs des télévisions locales deux preuves irréfutables. La première se trouverait dans quelques lignes d’un journal de bord d’un soldat australien.

La seconde preuve apportée par Gunst et Jacobs a été puisée dans quelques maigres lignes écrites par l’historien australien Charles Bean (mort en 1968). Dans son immense Histoire officielle de l’Australie dans la guerre de 1914-1918 en douze volumes (pas moins de 10000 pages), il faut aller chercher le deuxième appendice « 2nd Tunnelling Company in the Affair at Nieuport » qui comporte quatre pages et y lire ces quelques lignes :

gazautralien

326L’historien yprois Dominiek Dendooven, spécialiste de la question, m’a récemment rappelé non sans amusement que l’acception Ypérite n’est que très rarement employée en néerlandais (Ypres est le nom francisé de Ieper). En réalité, c’est mosterdgas qui fait usage.

 Ceci rappelle tous ces pauvres mayeurs en mal d’idées pour créer du buzz autour de leur commune, tels ces tristes bourgmestres qui s’enflamment en avançant qu’ici leur village est le véritable centre de la Belgique, ou encore que ce village là-bas est l’officielle capitale de la fraise...

Quoiqu’il en soit, les remous médiatiques de M. Crabbe n’ont pas encore crée de grosses vagues ; l’affaire de la nieuwporite reste un non-problème flamand et - à part ce blog - aucun média francophone n’a encore estimé intéressant de faire état de la cuistrerie du Crabbe de Nieuwpoort.

jokari.jpg

 

Et cela est bien dommage, d’autant que M. Crabbe se donne régulièrement du mal. L’été dernier il s’était également fait remarqué - probablement de façon trop discrète à son goût - en réhabilitant quinze femmes et deux hommes condamnés pour sorcellerie. Tous avaient péri dans la région de Nieuwpoort sur le bûcher... entre 1602 et 1652. « D’autres communes suivront-elles le mouvement ? », lançait courageusement à l’époque notre Crabbe historien, « Quoi qu’il en soit, nous sommes fiers d’être les premiers ! ». 

 On attend avec une impatience non feinte la prochaine polémique de M. Crabbe. Une piste peut-être, si l’un de ses historiens de conseillers nous lit : ne serait-ce pas à un malheureux résident de Nieuwpoort que M. Louis Joseph Miremont aurait volé l’invention du jokari ? Il ne serait pas vain d’enquêter sur le sujet. Je me porte candidat pour établir les plans d’un éventuel jokari géant sur Albert I laan.

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11 novembre 2013 1 11 /11 /novembre /2013 16:54

AFF-FRITZ-HABERÀ partir de ce 19 novembre 2013 se jouera au Théâtre de Poche de Paris la pièce Qui es-tu Fritz Haber ? de Claude Cohen. Cette pièce, tirée du nuage vert, précédente publication de Claude Cohen (éditions Ovadia 2010), a été réadaptée et mise en scène par Xavier Lemaire, qui interprète également Fritz Haber sur scène. Très remarquée lors de sa présentation l’été dernier au off d’Avignon, la pièce se concentre sur les derniers dialogues imaginaires du couple, en 1915, en abordant divers thèmes, qui vont de la libido sciendi augustinienne, en passant par la guerre ou encore le machisme.

 

Présentation de la pièce par la Cie :

L’ultime confrontation du couple de chimistes allemands Clara et Fritz Haber en 1915 au soir de la première utilisation des gaz chlorés dans les tranchées de la guerre de 14-18 ! Clara ne peut accepter que l’armée allemande utilise dans les tranchées ce gaz mortel chloré que son mari vient d’inventer. Une violente dispute éclate entre les époux. Ils sont tous les deux juifs, chimistes et allemands. Cet échange met en lumière leurs multiples désaccords sur la religion, la science et la vie, jusqu’à la tragédie… Ce dialogue imaginé par l’auteur entre les deux personnages, qui ont réellement existé il y a cent ans, pose en filigrane des questions toujours d’actualité : Peut-on faire de la science une religion ? La science remet-elle en cause l’idée même de Dieu ? Qu’est-ce que la vérité scientifique ? Un scientifique peut-il s’affranchir de toute considération morale ? Le progrès scientifique est-il toujours un progrès pour l’humanité ?…  

 

f&c

Pascal Lebret et Nathalie Dewoitine en Fritz et Clara Haber

dans une représentation du Nuage vert.

 

 

QUI ES-TU FRITZ HABER ?

D’après Le Nuage vert

De Claude Cohen

Mise en scène Xavier Lemaire

Avec

Isabelle Andréani

Xavier Lemaire

Décors, Caroline Mexme

Costumes, Rick Dijkman

Scénographie, lumières, Stéphane Baquet

Musique, Régis Delbroucq

Durée : 1h15

Production Famprod et coréalisation Théâtre de Poche-Montparnasse

Du 19 novembre 2013 au 5 janvier 2014

Représentations du mardi au samedi à 21h et le dimanche à 17h

Relâches les 25 décembre et 1er janvier

Prix des places : 10 € à 24 €

Renseignements et réservations au guichet du Théâtre

Lundi, mardi, jeudi et vendredi de 14h à 18h

Mercredi, samedi et dimanche de 11h à 18h

01 45 44 50 21

www.theatredepoche-montparnasse.com

Facebook, PocheMontparnasse

Twitter, @PocheMparnasse

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9 novembre 2013 6 09 /11 /novembre /2013 16:53

LE MONDE D’HIER de Zweig est l’un des plus beaux témoignages du monde germanique du début du XXe siècle. Ce document aborde quelques scènes qui font échos à des événements dont j’ai moi-même fait allusion dans Fritz Haber. Notamment cette étonnante entrevue que Zweig et Rathenau ont eu la vieille du départ de ce dernier pour le Sud-Ouest.026c1-2-copie.jpg

Tout ce qui n’a plus de lien avec les problèmes du temps présent demeure périmé quand nous lui appliquons notre mesure plus sévère des choses essentielles. Aujourd’hui ces hommes de ma jeunesse qui tournaient mon regard vers la littérature me paraissent moins importants que ceux qui le détournaient vers la réalité.

Parmi ceux-ci je citerai en premier rang un homme qui, à l’une des époques les plus tragiques, a eu à maîtriser le destin de l’empire allemand et qu’a atteint la première balle meur­trière des nationaux-socialistes, onze ans avant qu’Hitler prît le pouvoir, Walter Rathenau. Nos relations d’amitié étaient an­ciennes et cordiales ; elles avaient débuté d’une manière singulière. L’un des premiers hommes auxquels j’aie dû un encouragement déjà à l’âge de dix-neuf ans était Maximilien Harden, dont la Zukunft a joué un rôle décisif dans les der­nières décennies du règne de Guillaume; Harden, jeté dans la politique par Bismarck en personne, qui se servait volontiers de lui comme d’un porte-voix ou d’un paratonnerre, renversait des ministres, faisait exploser l’affaire Eulenburg, faisait trembler le palais impérial, qui redoutait chaque se­maine de nouvelles attaques, de nouvelles révélations ; mais malgré tout, le goût particulier de Harden était pour le théâtre et la littérature. Un jour parut dans la Zukunft une suite d’aphorismes signés d’un pseudonyme dont je ne puis me souvenir et qui me frappèrent par une extraordinaire perspica­cité, comme aussi par la force concise de l’expression. En ma qualité de collaborateur ordinaire, j’écrivis à Harden : « Quiest cet homme nouveau ? Voilà des années que je n’ai pas lu des aphorismes aussi aiguisés. »Harden-copie-2.jpg

La réponse ne me vint pas de Harden, mais d’un monsieur qui signait Walter Rathenau et qui, je l’appris par sa lettre et par d’autres sources de renseignements, n’était rien de moins que le fils du tout-puissant directeur de la société berlinoise d’électricité et lui-même grand commerçant, grand industriel, membre du conseil de surveillance d’innombrables sociétés, un de ces nouveaux commerçants allemands qu’on peut qua­lifier d’universels. Il m’écrivait sur le ton de la cordialité et de la reconnaissance : ma lettre avait été la première approba­tion que lui eût value un essai littéraire. Bien qu’il fût mon aîné de dix ans au moins, il m’avouait ingénument son peu de confiance en lui : devait-il réellement publier, dès maintenant, tout un volume de pensées et d’aphorismes ? Il n’était en somme qu’un amateur en littérature et jusqu’alors toute son activité s’était déployée dans le domaine de l’économie poli­tique. Je l’encourageai sincèrement, nous continuâmes a échanger des correspondances, et lors de mon prochain séjour à Berlin, je l’appelai au téléphone. Une voix hésitante ré­pondit : « Ah! c’est vous? Quel dommage, je pars demain matin à six heures pour l’Afrique du Sud... » Je l’interrom­pis : « Nous nous verrons naturellement une autre fois. » Mais la voix poursuivit lentement, trahissant la réflexion : « Non, attendez... un instant... Mon après-midi est pris par des conférences... Le soir il faut que j’aille au ministère et ensuite à un dîner du club... Mais pourriez-vous venir chez moi à onze heures quinze ? » J’acquiesçai. Nous bavardâmes jusqu’à deux heures du matin. A six heures, il partait, — chargé d’une mission par l’empereur d’Allemagne, comme je l’appris plus tard, — pour le Sud-Ouest africain.

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Je rapporte ces détails parce qu’ils sont extrêmement carac­téristiques de Rathenau. Cet homme aux multiples occupations avait toujours du temps. Je l’ai vu durant les journées les plus dures de la guerre et immédiatement avant la confé­rence de Locarno, et peu de jours avant son assassinat j’ai roulé dans 4a même automobile où il a été tué, et par la même rue. Il avait toujours le programme de sa journée fixé à une minute près, et il pouvait à chaque instant passer sans peine d’une matière à une autre, parce que son cerveau était tou­jours prêt, instrument d’une précision et d’une rapidité que je n’ai jamais observées chez un autre homme. Il parlait cou­ramment, comme s’il avait lu un texte écrit sur une feuille invisible et cependant il modelait sa phrase avec tant d’élé­gance et de clarté que sa conversation sténographiée aurait constitué un exposé parfaitement propre à être imprimé tel quel. Il parlait avec la même sûreté l’allemand, le fran­çais, l’anglais et l’italien, jamais sa mémoire ne le trahissait, jamais il n’avait besoin pour une matière quelconque d’une préparation particulière. Quand on causait avec lui, on se sen­tait tout à la fois stupide, insuffisamment cultivé, peu sûr et confus en regard de son intelligence pratique et de sa compé­tence qui pesait tranquillement toute chose et la dominait d’une vue claire. Mais il y avait dans cette lucidité éblouis­sante, dans la transparence cristalline de sa pensée quelque chose qui inspirait un sentiment de malaise, comme, dans son appartement, les meubles les plus choisis, les plus beaux tableaux. Son esprit était comme un appareil d’invention gé­niale, sa demeure comme un musée, et dans son château féodal de la Mark, qui avait appartenu à la reine Louise, on ne parvenait pas à se réchauffer, tant il y régnait d’ordre, de netteté et de propreté. Il y avait dans sa pensée je ne sais quoi de transparent comme verre et par là même d’insubstantiel ; jamais je n’ai éprouvé plus fortement que chez lui la tragédie de l’homme juif, qui, avec toutes les apparences de la supé­riorité, est plein de trouble et d’incertitude. Mes autres amis, comme par exemple Verhaeren, Ellen Key, Bazalgette, n’avaient pas le dixième de son intelligence, pas le centième de son universalité, de sa connaissance du monde, mais ils étaient assurés en eux-mêmes. zweig-1908.jpgChez Rathenau je sentais tou­jours qu’avec son incommensurable intelligence, le sol lui manquait sous les pieds. Toute son existence n’était qu’un seul conflit de contradictions toujours nouvelles. Il avait hérité de son père toute la puissance imaginable, et cependant il ne voulait pas être son héritier, il était commerçant et voulait . sentir en artiste, il possédait des millions et jouait avec des idées socialistes, il était très juif d’esprit et coquetait avec le Christ. Il pensait en internationaliste et divinisait le prussianisme, il rêvait une démocratie populaire et il se sentait tou­jours très honoré d’être invité et interrogé par l’empereur Guil­laume, dont il pénétrait avec beaucoup de clairvoyance les faiblesses et les vanités, sans parvenir à se rendre maître de sa propre vanité. Ainsi son activité de tous les instants n’était peut-être qu’un opiat destiné à apaiser sa nervosité intérieure et à mortifier le sentiment de sa solitude, qui était sa vie la plus intime. Ce n’est qu’à l’heure des responsabilités, en 1919, quand, après la défaite des armées allemandes, lui incomba la tâche la plus difficile de l’histoire, celle de tirer du chaos l’État ébranlé dans ses fondements et de lui rendre puissance de vie, que, soudain, les forces prodigieuses qu’il avait latentes se' composèrent en une force unique. Et il créa en lui cette grandeur qui lui était congéniale en mettant toute sa vie au service d’une seule idée : sauver l’Europe.

 

 

 

Zweig, le Monde dhier, Albin Michel 1948, pp.214-217.

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2 novembre 2013 6 02 /11 /novembre /2013 11:32

cahiersJuifs1933.jpg

 

En septembre 1933, Joseph Roth publiait dans les Cahiers juifs un article qui répondait aux autodafés nazis initiés en mai.

 

En ce qui concerne les Junkers prussiens, le monde civilisé se rend compte quʼils savent tout juste lire et écrire ; un de leurs représentants, le président Hindenburg, a publiquement reconnu que JRothde sa vie il nʼavait jamais lu de livre. Cependant, soit dit en passant, ce fut cette statue, antique depuis sa première jeunesse, que les ouvriers, sociaux-

démocrates, journalistes, artistes, Juifs, adorèrent pendant la guerre et que le peuple allemand (ouvriers, Juifs, journalistes, artistes, sociaux-démocrates) élut à deux reprises, après la guerre, président du Reich. Un peuple qui élit pour chef suprême une statue nʼayant jamais lu un livre est-il si loin de brûler les livres eux-mêmes? Et les écrivains, savants et philosophes juifs qui élurent Hindenburg, ont-ils réellement le droit de se plaindre du bûcher sur lequel grillent maintenant nos pensées ?[1]


[1] Extrait de Joseph Roth à Berlin - Les Belles Lettres 2013.

 

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28 juin 2013 5 28 /06 /juin /2013 10:50
Je publie ici un article d’Hubert Roland du FNRS qu’il a consacré à ma série Fritz Haber. Ce texte a paru initialement en 2010 dans la revue Textyles, n°36-37, pp. 157-169. Pour lire l’article directement sur le site de la revue Textyles : http://textyles.revues.org/1431
 103.jpg

1 Le projet Fritz Haber de David Vandermeulen1 s’inscrit dans une tendance très caractéristique de la littérature des deux dernières décennies : la narration romanesque de l’histoire européenne du xxe siècle et de ses tragédies majeures, à travers la réécriture de destins biographiques individuels « exemplaires ». Plus particulièrement, de nombreux regards se tournent encore vers l’Allemagne nationale-socialiste. Ils accompagnent la réflexion de la recherche historique contemporaine, quant à la responsabilité, non seulement des dirigeants, mais aussi des gens « ordinaires ». Ceux-ci, chacun à leur niveau, auraient pu contribuer à alimenter la sinistre ingénierie de cette forme de totalitarisme, ayant mené in fine au génocide du peuple juif.

  • 2 Voir Goldhagen (Daniel Jonah), Les Bourreaux volontaires de Hitler. Les Allemands ordinaires et l’H (...)
  • 3 Voir Roland (Hubert), « Entre provocation et Aufklärung. La réception allemande des Bienveillantes  (...)
  • 4 La participation de Paul de Man à la presse collaborationniste, notamment au Soir volé, ne fut révé (...)

2 Ainsi la thèse « fonctionnaliste » de Raul Hilberg, aussi bien que le propos de Daniel Goldhagen sur « les bourreaux consentants d’Hitler »2, sont-elles sous-jacentes aux Bienveillantes de Jonathan Littell (2006), œuvre sans doute controversée, mais dont presque personne, y compris parmi les critiques allemands, n’a remis en cause le travail de documentation historique3. Quoi qu’il en soit, on remarquera que de nombreuses œuvres de fiction des cinq à dix dernières années ne cessent d’interroger la responsabilité du sujet individuel face à l’histoire allemande. Les perspectives s’entrecroisent et s’éclaircissent mutuellement, depuis le point de vue d’un auteur étranger de la jeune génération comme Littell (né en 1967), citoyen franco-américain d’origine juive, au « témoin » et acteur des événements comme Günter Grass (né en 1927), se livrant à la tardive confession de son appartenance à la Waffen-SS à la fin de son adolescence dans son autobiographie En épluchant des oignons (Beim häuten der Zwiebel, 2006). On pourrait encore ajouter à ce panorama trop rapide le point de vue d’un auteur de la génération intermédiaire, celle des enfants des « coupables ». Bernhard Schlink (né en 1944) met ainsi en scène dans Le Retour (Die Heimkehr, 2006) le destin d’un ancien nazi, réfugié incognito aux États-Unis, où il s’est rebâti une nouvelle identité et une brillante carrière de professeur de théorie du Droit, chantre de la déconstruction. Schlink s’est inspiré pour ce récit du cas bien connu de Paul de Man4, soulignant ainsi que la « faute » dont il est question est bien de nature collective mais aussi perpétuelle. Elle ne concerne pas uniquement les Allemands et la chute brutale du nazisme en 1945 ne suffit pas à tirer un trait pour l’éradiquer.

  • 5 Voir Lepick (Olivier), La Grande Guerre chimique 1914-1918, Paris, Presses Universitaires de France (...)
  • 6 Voir le site www.futura-sciences.com ; voir la rubrique « biographies » sous l’index « Sciences » ; (...)

3 La publication presque simultanée des trois ouvrages cités relève de la coïncidence, tout comme a fortiori la parution du premier volume de la biographie de Fritz Haber par David Vandermeulen peu avant, en 2005. Certes, le chimiste allemand et juif, connu pour avoir introduit le gaz chimique de combat à Langemarck en 19155, ne put devenir un protagoniste du national-socialisme, puisqu’il mourut en exil à Bâle le 29 janvier 1934. L’histoire semble même prête à lui accorder un statut de « victime », puisque cet exil résulta de pressions politiques causées par son ascendance juive. Le régime totalitaire chercha même à démanteler son institut de recherche à Berlin. Il n’empêche que, rétrospectivement, l’historiographie lui fait aussi porter le poids de la faute, non seulement par amalgame avec l’usage des gaz en 1914-1918, mais également parce que c’est à son équipe de recherche qu’on attribue la paternité du Zyklon B, employé plus tard dans les camps d’extermination6.

  • 7 Né en 1868 à Breslau, en Silésie, Haber a largement passé la quarantaine au moment de la Première G (...)

4 Dans le cadre des Lettres belges de langue française enfin, on ne peut s’empêcher – au risque de peut-être déplaire à leurs auteurs – d’effectuer un rapprochement, à une vingtaine d’années d’intervalle, entre les projets de biographie romancée de Haber et du poète expressionniste Gottfried Benn, dans Les Éblouissements (1987) de Pierre Mertens. Voilà donc affichée, au service d’un ambitieux projet littéraire, une prédilection franche pour des personnages fortement ambigus, qui, à la fois, figurent au panthéon de l’histoire littéraire ou scientifique mais qui se sont aussi lourdement compromis par de graves erreurs, d’autant moins pardonnables qu’elles furent assumées en pleine conscience et à l’âge de la maturité7. Deux destins entachés de la plus lourde responsabilité, mais qui en même temps courbent l’échine sous le poids des « forces tragiques » de l’histoire collective, point de vue impliquant certaines formes d’empathie (certes sévèrement contrôlées) de la part des auteurs.

5L’objectif de cette contribution se bornera à étudier les mécanismes de la narration de l’histoire dans les deux premiers volumes du Fritz Haber parus à ce jour. Parce qu’il se fonde également sur une abondante documentation historique, l’auteur prend le risque de suggérer la confusion entre le récit fictionnel et le récit factuel. Toutefois, un regard attentif ne laisse planer aucun doute. David Vandermeulen a assimilé la matière historique pour édifier un projet artistique propre, non pour se substituer au travail de l’historien. Nous tenterons de définir les modalités spécifiques de cette appropriation, d’une part en insistant sur la spécificité de sa démarche en tant qu’auteur de bd, d’autre part en convoquant l’historiographie contemporaine de Hayden White, qui, suivant une démarche inverse, s’est notamment inspiré de la théorie littéraire pour relativiser l’objectivité du travail de l’historien.

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6 Dans l’écriture de la biographie d’un personnage comme Fritz Haber, l’auteur d’un projet littéraire se base au départ, suppose-t-on, sur la matière disponible dans les ouvrages encyclopédiques de référence. Au-delà des données factuelles « objectives » qu’il y trouvera, il se rendra rapidement compte que cet exercice de découpage du destin de l’auteur est en réalité fortement tributaire des accents que souhaite y mettre le responsable de la notice biographique.

  • 8 Voir Schröter (Harm G.), « Fritz Haber », dans Deutsche Biographische Enzyklopädie, München [e.a.], (...)
  • 9 Voir supra note 6.

7 Les informations communiquées dans la très officielle Deutsche Biographische Enzyklopädie recoupent pour l’essentiel celles mises en intrigue par David Vandermeulen8. Haber partit faire des études à Berlin, afin de pouvoir reprendre à terme l’entreprise familiale de produits chimiques, ce qui ne se produisit pas en raison d’un conflit père-fils. Sa carrière scientifique démarra à Heidelberg et Zurich – il soutint une thèse en chimie organique – puis à Karslruhe, où il travailla aux réactions de gaz thermiques et passa une habilitation. Il fut ensuite nommé professeur de chimie technique et travailla, pour le compte de l’industrie, aux problèmes de formation de l’ammoniac. En 1909, il convainquit les représentants de la basf de l’importance du procédé Haber-Bosch et trouva une grande reconnaissance grâce à la fabrication en quantité industrielle de la synthèse de l’ammoniac, utile pour la production massive d’engrais agricoles. Le site de vulgarisation scientifique Futura-sciences lui reconnait à cet égard de grands mérites, puisqu’on y lit que ce procédé « permet actuellement de nourrir au moins deux milliards d’individus dans le monde »9. Entre-temps, Haber avait épousé Clara Immerwahr et s’était converti au christianisme luthérien, afin de pouvoir postuler aux emplois de la fonction publique.

8L’épisode de ce changement d’appartenance religieuse et identitaire est thématisé par Vandermeulen comme une démarche largement fondée sur l’ambition professionnelle. En dépit des fortes résistances de ceux qui, dans le climat antisémite de l’époque, persistent à ne pas lui faire confiance, Haber devient bel et bien un savant en vue de la nation allemande. En 1911, il est nommé directeur du prestigieux Institut Kaiser-Wilhelm de chimie physique à Berlin. Son patriotisme inaltérable l’incite à mettre son travail à la disposition du commandement de l’armée dès le début de la guerre. On lui confie ainsi la direction de la Zentralstelle für Chemie du Ministère prussien de la Guerre. Il portera de ce fait la responsabilité de l’introduction du gaz chlorique dans les opérations militaires et coordonnera la première attaque au gaz à Langemarck, en avril 1915.

9De ces années, la postérité retient donc la dualité fondamentale du personnage de Haber, dont la dimension paradoxale culmine à la fin de la guerre. Au moment même où les pays de l’Entente l’inscrivent sur une liste de criminels de guerre en 1919, il reçoit le Prix Nobel de chimie 1918 pour la synthèse de l’ammoniac. On renonce par conséquent à le poursuivre.

  • 10 Voir http://nobelprize.org/nobel_prizes/chemistry/laureates/1918/haber-bio.html ; consulté le 12 fé (...)

10 La notice biographique qui peut être consultée sur le site officiel du Prix Nobel développe les mérites scientifiques de Haber, mais reste pour le moins discrète sur sa responsabilité dans l’élaboration des gaz de combat10. Ceci pose à nouveau question quant au découpage de la matière biographique dans l’historiographie officielle. Dans un entretien accordé au site Internet et à la maison d’édition ActuSF, Vandermeulen évoque avec justesse la « fausse neutralité » du biographe :

  • 11 Voir www.actusf.com/spip/article-6252.html ; consulté le 12 février 2009. (...)

[…] il n’est pas possible de traiter un sujet historique en faisant fi d’un point de vue. Mon récit, par les seuls événements qu’il fait, par les faits, directs ou annexés à la vie de Haber que j’ai décidé d’occulter, sont déjà des non-informations qui me permettent d’orienter la perception de mon lecteur.11

  • 12 Voir Schröter, « Fritz Haber », article cité.

11 Quoi qu’il en soit, chacun s’accorde à identifier avant tout la cohérence de l’entreprise scientifique de Haber, de même que son ambition d’aventurier de la recherche, qu’il chercha toujours à mettre au service de la communauté nationale. Durant les années 1920, il entreprit un nouveau et ambitieux projet, qui visait à extraire de l’or de l’eau de mer, dans la perspective de régler la question des réparations. À la suite de l’échec de cette entreprise, il se concentra sur la gestion de son Institut, dont furent issus de nombreux chercheurs renommés, et sur les échanges scientifiques internationaux, notamment avec le Japon – il fonda d’ailleurs un Japan Institut en 192612. Le national-socialisme allemand se retourna pourtant contre lui.

  • 13 Voir http://www.editions-delcourt.fr/fritzhaber/spip.php?article20. Parmi les scènes qu’il qualifie (...)

12 Il importe peu, dans le cadre qui nous occupe, de dénouer les fils du récit fictionnel et du récit factuel dans l’analyse de la biographie romancée. Contentons-nous ici de postuler que Fritz Haber, tout comme les autres projets littéraires de forte inspiration historique dont il a été question d’emblée, échappe à l’illusion référentielle par principe, en raison du statut ontologique du récit de fiction, pour ainsi dire. Il s’agit d’ailleurs de la meilleure manière d’inciter le candidat historien à un exercice rigoureux de critique historique. De toute manière, Vandermeulen fournit de nombreux documents quant à la biographie réelle de Haber sur son excellent site Internet, qui complète et alimente une exégèse de l’œuvre13. En revanche, la question des choix sous-jacents à la narration s’avère beaucoup plus intéressante, aussi bien sur le plan de la conception de l’histoire que sur celui d’une technique d’écriture propre à la bande dessinée et des potentialités spécifiques à ce genre.

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  • 14 Dans l’entretien qu’il a bien voulu m’accorder à son domicile le 30 septembre 2008, David Vandermeu (...)
  • 15 « La biographie de l’Allemagne m’intéresse tout autant, sinon plus que mon personnage principal », (...)

13 À ce stade, neuf chapitres constituent les deux premiers tomes du projet, parus aux Éditions Delcourt, dans la collection « Mirages » : L’Esprit du temps (2005) et Les Héros (2007). Chacun des deux tomes couvre 156 pages14. Le prologue, en forme de prolepse, suggère la mort de Haber en 1934, au cours d’une excursion en montagne dans son exil suisse. La séquence procède par analogie avec la figure mythique de Siegfried (dont l’iconographie est empruntée aux Nibelungen de Fritz Lang) s’abreuvant à une source, au moment de se faire assassiner par Hagen, dont la lance l’atteint dans le dos, au niveau de l’omoplate – soit au seul endroit laissé vulnérable après le bain du héros dans le sang du dragon. D’entrée de jeu, le lecteur comprend donc qu’il sera autant question du destin individuel de Haber que du destin collectif de l’Allemagne15.

14L’Esprit du temps évoque ensuite les années d’étude de Haber et ses difficultés face à l’antisémitisme ambiant. Suivant le modèle de son oncle, il se convertit en 1892 dans la Michaelskirche à Iéna – ce qui incitera son père à le renier. Il épouse Clara Immerwahr (qui lui donnera un fils en 1902), dont les ambitions scientifiques propres passeront au second plan, à cause de la carrière ascendante de Fritz. Le couple se lie d’amitié avec Haim Weizmann, chimiste à Fribourg et futur fer de lance du mouvement sioniste. De nouveau, le récit prend ainsi la forme d’une biographie collective, celle de la communauté juive allemande et européenne. C’est d’ailleurs grâce à la médiation de Walther Rathenau – figure qui occupe une place prépondérante dans les deux tomes – que Haber poursuit son ascension et fait la connaissance de Carl Duisberg, le directeur de Bayer, qui vient de fonder le cartel ig Farben.

  • 16 Le jeu paronomastique intrinsèque aux termes « héros » et « Hereros » induit un effet d’ironie cert (...)
  • 17 Ce texte est traduit et la liste des 93 signataires reproduite sur le site Fritz Haber : http://www (...)

15 Le deuxième tome Les Héros s’ouvre sur une digression indépendante de la vie de Haber, et qui traite indirectement d’un sombre épisode oublié de l’histoire allemande, le génocide des Hereros, une peuplade du Sud-Ouest africain16. Cette allusion se fait par le biais d’une rencontre entre Rathenau, Dernburg (Premier Ministre des Colonies) et von Schuckmann (nouveau gouverneur du Sud-Ouest africain) en février 1908. L’insertion de cet épisode annonce que Haber va, toujours davantage, mobiliser sa science au service de la nation allemande. Ses recherches sur l’ammoniac sont riches de perspectives pour le marché militaire, tandis qu’il est nommé directeur du kwi (Kaiser-Wilhelm-Institut) à Berlin. Sous sa houlette, l’industrie chimique s’attellera à la préparation de l’effort de guerre. Une fois celle-ci déclenchée, elle planifie l’invention d’armes de guerre (bombes incendiaires, gaz incapacitants), tandis que Haber signe le fameux appel des 93 intellectuels, qui déclarent leur solidarité avec la politique de guerre allemande17. À l’heure de la Noël 1914, toutefois, les premiers signes de dissension avec ses collègues et amis juifs se manifestent. C’est le cas avec Rathenau – déjà revenu de son enthousiasme des premiers jours de la guerre – et surtout avec Albert Einstein, présenté comme la conscience de l’Europe pacifiste.

16La dimension collective de la biographie du récit de Haber, celle d’un homme ancré dans une époque, une civilisation, deux communautés (juive et allemande), est donc évidente. Il revient là aussi au site Internet du projet d’expliciter ce propos via une bibliographie spécialisée, des matériaux complémentaires sur les personnages, événements, documents et autres lieux de mémoire du récit, etc.

  • 18 Vandermeulen veille aux anachronismes éventuels et s’assure que chaque texte cité était déjà paru a (...)

17 À l’intérieur même du récit, chaque scène est inaugurée par une citation qui fonctionne en écho ou en « ricochet » de la pensée d’un personnage18. Il s’agit là d’une des contraintes que l’auteur s’est imposée, et qui lui fait dire que son travail relève de « l’assemblage », voire même du « détournement » d’une matière qu’il n’a pas inventée. Sur son blog, Vandermeulen place d’ailleurs son travail de création sous l’autorité d’une citation des Cahiers de Paul Valéry :

  • 19 Voir http://fritz-haber.over-blog.com/ à la date du 3 mai 2008. (...)

Mon travail d’écrivain consiste uniquement à mettre en œuvre (à la lettre) des notes, des fragments écrits à propos de tout, et à toute époque de mon histoire. Pour moi traiter un sujet, c’est amener des morceaux existants à se grouper dans le sujet choisi bien plus tard ou imposé.19

18La même logique préside à la construction graphique poursuivie par le dessinateur :

  • 20 Ibidem.

[…] pour réaliser une case de Fritz Haber, près de 7 à 15 photographies différentes, issues de supports différents, sont utilisées pour être remontées en une image originale, et c’est de cette image artificielle que naîtra mon aquarelle, après que je me sois appliqué à la retranscrire sur papier.20

19 Au demeurant, Vandermeulen entend à nouveau suivre une dynamique d’écriture de type « cinématographique ». Tournant résolument le dos à la technique des phylactères, il privilégie des dialogues sous forme de sous-titres (2 lignes maximum), ces cartons intermédiaires avec sous-titres luminescents rythmant le récit, comme dans un film muet.

  • 21 Entretien du 30 septembre 2008. Vandermeulen ne rejette ni le terme de « roman-peinture », ni même (...)

20 Vandermeulen conçoit donc la bande dessinée par nature comme un « art de synthèse »21. Cet éclectisme touche aux contraintes de la narration par cette voie, et donc à la spécificité même de son travail. Là où le romancier pourrait longuement s’étendre sur les nombreuses contradictions de la psychologie de personnages ambigus – pensons encore une fois aux Éblouissements – l’auteur de bd doit opérer des choix, se contenter de quelques allusions à propos de facettes de ses personnages, que le romancier aurait pu développer, et/ou se replier sur les images.

  • 22 Voir les trois pages reproduites dans le cahier couleur.

21 La dynamique de cette écriture est très bien illustrée dans la première scène du second tome. Reléguant sur son blog les explications historiques complémentaires quant au tragique événement du génocide des Hereros, perpétré par les forces coloniales allemandes en 1904-1908, Vandermeulen en expose un autre point de vue dans son livre. Il privilégie la narration « en biais » du dialogue de Dernburg et Rathenau avec von Schuckmann, aucun de ces trois personnages n’étant exposé « à l’écran ». Au lieu de cela défilent les images d’une Afrique exotique, dont les habitants font partie du décor, agrémentent et complètent les somptueux paysages et la représentation de puissants animaux22. On devine là une critique de notre société médiatique contemporaine : son regard sur l’Afrique, qui ne s’est pas complètement libéré de cette vision inspirée par l’exotisme et par l’attrait de « l’ailleurs », est comparable au point de vue du « philosophe » Rathenau qui, s’il se soucie bien d’humaniser quelque peu la politique coloniale, ne s’est pas libéré des schèmes de pensée de sa civilisation impériale. La mise en forme du récit par la technique d’une écriture dynamique du dessin et de l’image permet ainsi d’allier l’analyse du passé historique et le regard critique sur le présent.

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  • 23 Vandermeulen (David) (adaptation) et Ambre (dessins), Faust. D’après Goethe, Éditions Six pieds sou (...)
  • 24 Entretien avec ActuSF, voir supra note 11.
  • 25 Entretien du 30 septembre 2008.

22 Au premier plan du projet Fritz Haber, confie encore David Vandermeulen, se pose le problème identitaire. L’auteur évoque volontiers la « dimension faustienne du récit », renvoyant ainsi au projet qu’il a conçu autour du Faust de Goethe (et de Christopher Marlowe) avec le dessinateur Ambre23. Indéniablement, il y a ici continuité par rapport à la thématique littéraire de l’ambition et de l’orgueil humains dans la conquête du savoir et du monde. Il s’agit de montrer que la bande dessinée peut, à l’instar de la littérature, traiter de sujets complexes comme « la question de l’identité, l’éthique scientifique, la naissance des premières grandes dérives capitalistes, la complexité des âmes, les excès idéologiques et philosophiques, etc. »24. Dans le souci toujours constant de « dissoudre les manichéismes », Vandermeulen complexifie le rapport éthique de Haber à sa propre invention. Ainsi le savant aurait-il douté à la fin de sa vie des choix qu’il avait posés, alors qu’il avait toujours avancé une explication « rationnelle » à l’emploi des gaz, sorte de « moindre mal » pour mettre un terme rapide au conflit25, à la manière des guerres dites « chirurgicales » de la fin du xxe siècle, serait-on tenté d’ajouter.

23Toutefois, comme on l’a précisé, la question de l’identité individuelle est indissociable de celle de l’appartenance aux différentes communautés auxquelles Haber entend faire allégeance : celles de la nation allemande, de la communauté juive et celle des « héros » qui donne son titre au deuxième tome de l’ouvrage. Eu égard aux fortes interactions entre ces appartenances multiples, la complexité du personnage de Haber donne lieu, on s’en doute, à de nombreux paradoxes.

  • 26 Vandermeulen a découvert Haber par le biais d’un article intitulé « Le cabinet du Docteur Fritz Hab (...)

24 La question des images de l’Allemagne fascine encore manifestement bon nombre d’écrivains et intellectuels francophones. Et ceci même lorsque – à l’instar de Jonathan Littell et David Vandermeulen – ils n’y sont pas particulièrement prédisposés par un intérêt de longue date pour la langue allemande. En revanche, ces médiateurs s’attachent à ancrer la question allemande dans la perspective d’une histoire politique et culturelle à long terme. L’Allemagne romantique se lit très souvent en filigrane de ces œuvres, tout comme, explicitement chez Vandermeulen, l’Allemagne du cinéma expressionniste26.

  • 27 Voir la notice sur Rathenau de Trautmann-Waller (Céline) dans Décultot (Élisabeth), Espagne (Michel (...)

25 Surtout, la césure traditionnelle établie depuis le xixe siècle entre « les deux Allemagnes » (l’Allemagne humaniste des Dichter und Denker vs. l’Allemagne barbare) n’a plus lieu d’être. On se situe « au-delà du bien et du mal », modèle dont la validité concerne également la figure de l’industriel juif « éclairé », Walther Rathenau. Car si la postérité reconnaît à ce dernier une stature de « héros » (un symbole de l’aboutissement de l’assimilation dans une société européenne ; un tenant de l’accomplissement de la voie démocratique et d’une politique de conciliation internationale au moment de son assassinat par des extrémistes), Vandermeulen met également en avant ses contradictions : son nationalisme initial qui culmine en 1914, voire déjà en 1897, dans une publication antisémite27.

  • 28 Cité d’après Vandermeulen : http://www.editions-delcourt.fr/fritzhaber/spip.php?article226. (...)
  • 29 Ibidem.

26 Le « culte des héros », qui donne son titre au second tome, renforce encore de telles ambivalence, en même temps qu’il permet de le décloisonner du cadre national allemand. Dans les explications que donne l’auteur sur son site, il est fait référence à l’ancrage historique de ce culte dans le long terme, aussi bien dans le cadre de la culture antique que dans celui du christianisme (notamment via la canonisation). Mais c’est par un biais inattendu, celui des écrivains de langue anglaise Ralph Waldo Emerson (1803-1882) et Thomas Carlyle (1795-1881) – dont on connaît par ailleurs l’influence décisive sur Maurice Maeterlinck – que Vandermeulen aborde la nouvelle actualité des « héros » à l’époque de Haber. Les « poètes », inventeurs et révélateurs, élèvent, selon Emerson (dans le contexte de la civilisation américaine), « les hommes au-dessus du monde du blé et de l’argent et les consolent des insuffisances du jour et de la médiocrité du travail et du trafic »28. Suivant cette nouvelle variante de l’idée de génie, le héros doit faire la preuve d’une forte résolution, d’une grande vigueur et d’une puissance d’action. Carlyle, dont l’ouvrage Les Héros (1840) était un livre de chevet de Haber, commente aussi la biographie de ces « grands hommes » qui, chacun dans leur champ, incarnèrent selon lui une vérité supérieure et furent porteurs d’une mission d’inspiration divine. De Mahomet à Cromwell et (bien sûr) Napoléon, en passant par Luther, Dante et Shakespeare, le génie est aussi « homme sincère », dont l’action vraie, cautionnée par la nature, peut, au besoin, être légitimée par la force29.

27La postérité de ces considérations de Carlyle et d’une telle vision du monde fit, on s’en doute, couler beaucoup d’encre. L’inscription de l’homme de sciences Haber dans cette communauté élitaire internationale offre une clé de lecture instructive, d’autant plus qu’elle est lourde d’implications et de conséquences de nature politique, là où ce rapport est moins visible (mais sans doute tout aussi pertinent), lorsqu’il est question des poètes et autres guides des cercles littéraires de Stéphane Mallarmé ou de Stefan George.

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28 Le projet Fritz Haber relève donc bien d’une démarche de l’historiographie des idées, au-delà de son ancrage de principe dans le récit fictionnel. Étant donné le travail conséquent de documentation historique fourni, il est finalement intéressant de convoquer l’éclairage de l’historiographie contemporaine, représentée par un théoricien de l’histoire comme Hayden White.

  • 30 Le résumé des thèses de White se fonde sur la notice de Volkmann (Laurenz) dans le Metzler Lexikon (...)

29 Ce dernier s’inscrivit, dans les années 1970, dans un courant de scepticisme par rapport à l’objectivité de la représentation de l’histoire, tout en restant attaché au statut épistémologique traditionnel de cette discipline. Insistant sur la proximité structurale et de forme de l’histoire et de la littérature, White chercha à mettre en évidence le caractère construit de la connaissance historique. Ses thèses trouvèrent une forte reconnaissance dans la mouvance du linguistic turn et du post-structuralisme et inspirèrent le courant du New Historicism30.

  • 31 White (Hayden), Metahistory. The historical imagination in nineteenth-century Europe, Baltimore & L (...)

30 Pour l’essentiel, White soutient que les modèles narratifs rhétoriques, esthétiques et poétologiques qui structurent la langue et la pensée dirigent également les schémas de perception et de représentation de l’historien dans son interprétation de l’histoire et dans la construction de son discours. Il s’attelle ainsi à une analyse de l’œuvre historique pour ce qu’elle est « manifestement », à savoir « a verbal structure in the form of a narrative prose discourse that purports to be a model, or icon, of past structures and processes in the interest of explaining what they were by representing them »31. White qualifie ainsi sa méthode de « formaliste ».

  • 32 Ibidem, p. 7.

31 La fortune de White dans les ouvrages de théorie littéraire se concentre logiquement autour de la notion d’emplotment, la mise en intrigue des faits historiques dans un rapport d’action et de sens : « Emplotment is the way by which a sequence of events fashioned into a story is gradually revealed to be a story of a particular kind »32. Sans entrer dans les détails, il n’est pas inutile de signaler que l’explication par emplotment ne constitue qu’une étape dans le raisonnement global de cette théorie de l’histoire. Il convient d’étudier selon quels modes la chronique (chronicle) se transforme en histoire/récit (story), selon trois niveaux simultanés d’explication : la mise en intrigue (explanation by emplotment), l’explication argumentative (explanation by formal argument) et les implications idéologiques (explanation by ideological implication).

  • 33 Voir ibidem, pp. 7-11.

32 L’explication par emplotment vise donc à identifier le genre particulier du récit (kind of story). Dans la lignée du comparatiste et théoricien de la littérature Northrop Frye, White développa une typologie des styles historiographiques sur une base « métahistorique ». Il est question de quatre structures narratives archétypiques : (1) romance ; (2) tragédie ; (3) comédie ; (4) satire33. D’autres catégories sont bien entendu envisageables, mais White insiste sur la nécessité pour l’historien de prendre le parti de l’exhaustivité d’une forme archétypale de récit.

  • 34 « The Romance is fundamentally a drama of self-identification symbolized by the hero’s transcendanc (...)
  • 35 « […] a drama of diremption, a drama dominated by the apprehension that man is ultimately a captive (...)

33 La principale dichotomie oppose la romance (au sens premier du conte de chevalerie) et la satire, qui, en réalité, s’excluent mutuellement. Le premier genre est celui du « drame de l’auto-identification symbolisé par la transcendance du monde de l’expérience par le héros, sa victoire sur celui-ci et sa libération consécutive […] »34 : par exemple la légende du Graal ou la résurrection du Christ dans la mythologie chrétienne. La satire est au contraire déterminée par l’appréhension que l’homme est en fin de compte « captif du monde plutôt que maître de lui », ce qui va de pair avec la reconnaissance qu’en instance finale, « la conscience et la volonté humaines sont toujours inadéquates avec la tâche qui consiste à dépasser définitivement la sombre force du mal, l’inlassable ennemi de l’homme »35.

  • 36 « The reconciliations that occur at the end of Tragedy are much more somber ; they are more in the (...)

34 La comédie et la tragédie suggèrent toutes deux la possibilité d’une libération partielle, d’une issue provisoire à cette condition humaine. Dans la comédie, ceci a lieu par le biais de réconciliations occasionnelles, par exemple festives, des forces en jeu dans le monde social et dans le monde de la nature. En revanche, dans la tragédie, de telles occasions, si elles se présentent, ne peuvent que s’avérer fausses ou illusoires, renforçant ainsi le sentiment de division. Mais une forme de réconciliation aura toutefois lieu via un « gain de conscience » du spectateur, « l’épiphanie de la loi qui gouverne l’existence humaine ». Cette réconciliation, empreinte de résignation, agit en somme comme le rappel des conditions « inaltérables et éternelles » au sein desquelles l’homme doit agir (labor) dans le monde36.

  • 37 Ibidem, p. 10.

35 Si la romance et la satire sont, comme on l’a dit, incompatibles en soi, on peut imaginer des formes mixtes de la satire comique/comédie satirique ou de la satire tragique/tragédie satirique. Comédie et tragédie sont des dénominations qui mettent l’accent, la première sur la réconciliation, la seconde sur la révélation. Seule la satire se fonde sur le postulat d’une inadéquation fondamentale (ultimate inadequacy) et prépare la conscience humaine à la répudiation de toute conceptualisation du monde. Sans développer davantage ce raisonnement, White postule que la satire « anticipe un retour à une appréhension mythique du monde et de ses processus »37.

36Tout modèle d’inspiration structuraliste a bien entendu ses limites mais celui-ci a, me semble-t-il, l’intérêt de clarifier certaines catégories qui permettent de faire progresser la discussion. Si on cherche à appliquer celles-ci au Fritz Haber, on oscillera entre le pôle de la satire et celui de la tragédie. Le « gain de conscience » propre à la tragédie, ouvrant sur un possible agir de l’homme sur les mécanismes de l’histoire, est indéniable, surtout lorsqu’on considère le travail de complémentarité entre le récit et les citations. En revanche, les allusions à la légende des Nibelungen évoquent une approche fondée sur les mythes et des formes de déterminisme historique.

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  • 38 Bologne (Jean-Claude), « L’écriture de l’histoire », dans Michaux (Ginette), éd., Histoire et ficti (...)
  • 39 Ibidem, p. 98.

37 D’autres sources plus récentes que White sur l’écriture de l’histoire pourraient encore compléter l’analyse du Fritz Haber. Ainsi la démarche narrative de Vandermeulen correspond-elle également à ce que Jean-Claude Bologne appelle le « roman dans l’histoire » (appellation qu’il préfère aux termes de « roman historique »), ce qui présuppose que l’on s’y réfère à une « réalité relative, subjective et mythique ». La réalité historique ainsi appréhendée est bien ancrée dans le fictionnel, puisqu’elle « n’a de sens qu’à l’intérieur du récit, qui seul définit sa convention », aussi bien que dans la subjectivité car « elle n’a d’existence que dans le regard que porte sur elle l’auteur, puis le lecteur »38. Le recours au mythe (« immanent à la nature humaine ») s’impose selon Bologne comme « une autre manière, plus classique, de désigner le nœud intemporel d’une histoire. C’est une autre façon, pour un nostalgique de la transcendance, de la retrouver par l’abstraction. La méthode n’est pas sans danger, car on a très vite tendance à accepter comme une vérité extérieure des schémas d’interprétation que l’on croit retrouver en soi-même. »39

38Énoncées dans le cadre de la Chaire de Poétique de l’Université catholique de Louvain en mars 2001, les considérations de Bologne offrent également un cadre interprétatif adéquat pour analyser la tendance romanesque de la narration de l’histoire, telle qu’elle a été décrite au départ de cet article. Le projet Fritz Haber se situe clairement dans ce prolongement, en même temps qu’il développe des potentialités spécifiques, liées au genre de la bande dessinée comprise comme un « art de synthèse » dynamique et comme une technique d’écriture qui renouvelle et élargit la pratique de ce genre.

Notes

1 Né à Bruxelles en 1968, David Vandermeulen est auteur de bandes dessinées, scénariste et écrivain belge. Issu de la scène underground, il fut le fondateur en 1997 du café-concert bruxellois Le Galactica et créa la même année sa propre structure éditoriale de bande dessinée, Clandestine Books. Grâce à celle-ci, il publia ses premiers albums, puis devint auteur régulier pour les magazines français Ferraille et Jade. En 1999, il créa le personnage littéraire de Monsieur Vandermeulen, qu’il qualifie de « vieux pédagogue Vieille-France », à partir duquel il publia plusieurs « folies littéraires » telles que Initiation à l’ontologie de Jean-Claude Van Damme, dont de larges extraits furent publiés dans la revue littéraire Teckel de Jean-Bernard Pouy. C’est sous ce même avatar qu’il collabora, dès sa parution en mars 2006, au journal Le Tigre. Informations gracieusement fournies par l’auteur.

2 Voir Goldhagen (Daniel Jonah), Les Bourreaux volontaires de Hitler. Les Allemands ordinaires et l’Holocauste, Martin (Pierre) (traduction), Paris, Seuil, 1997 [titre original : Hitler’s willing Executioners].

3 Voir Roland (Hubert), « Entre provocation et Aufklärung. La réception allemande des Bienveillantes », dans La Revue Nouvelle, 63e année, n˚7-8, juillet-août 2008, pp. 45-55.

4 La participation de Paul de Man à la presse collaborationniste, notamment au Soir volé, ne fut révélée qu’après sa mort, en 1987 (voir l’édition de ses articles : de Man (Paul), Wartime Journalism, 1939-1943, Hamacher (Werner), Hertz (Neil), Keenan (Thomas), éds., Lincoln, University of Nebraska Press, 1988).

5 Voir Lepick (Olivier), La Grande Guerre chimique 1914-1918, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, pp. 67 sq.

6 Voir le site www.futura-sciences.com ; voir la rubrique « biographies » sous l’index « Sciences » ; consulté le 12 février 2009.

7 Né en 1868 à Breslau, en Silésie, Haber a largement passé la quarantaine au moment de la Première Guerre mondiale, tout comme Benn, né en 1886, lors de sa phase d’adhésion au nazisme en 1933-1934.

8 Voir Schröter (Harm G.), « Fritz Haber », dans Deutsche Biographische Enzyklopädie, München [e.a.], K.G. Saur, 1996, vol. 4, pp. 291-292.

9 Voir supra note 6.

10 Voir http://nobelprize.org/nobel_prizes/chemistry/laureates/1918/haber-bio.html ; consulté le 12 février 2009.

11 Voir www.actusf.com/spip/article-6252.html ; consulté le 12 février 2009.

12 Voir Schröter, « Fritz Haber », article cité.

13 Voir http://www.editions-delcourt.fr/fritzhaber/spip.php?article20. Parmi les scènes qu’il qualifie « d’inventées mais probables », l’auteur compte la rencontre sur le transatlantique entre Haber et Walther Rathenau en 1901 (chapitre iv). Il déclare en revanche que le courrier échangé entre Weizmann et Clara Immerwahr est une invention.

14 Dans l’entretien qu’il a bien voulu m’accorder à son domicile le 30 septembre 2008, David Vandermeulen estime qu’à terme, il devrait faire paraître cinq volumes, pour un total de quelque 800 pages (information transmise à seul titre indicatif).

15 « La biographie de l’Allemagne m’intéresse tout autant, sinon plus que mon personnage principal », confie l’auteur dans le même entretien.

16 Le jeu paronomastique intrinsèque aux termes « héros » et « Hereros » induit un effet d’ironie certain à cet endroit du récit.

17 Ce texte est traduit et la liste des 93 signataires reproduite sur le site Fritz Haber : http://www.editions-delcourt.fr/fritzhaber/spip.php?article244.

18 Vandermeulen veille aux anachronismes éventuels et s’assure que chaque texte cité était déjà paru au moment où il survient dans la chronologie du récit.

19 Voir http://fritz-haber.over-blog.com/ à la date du 3 mai 2008.

20 Ibidem.

21 Entretien du 30 septembre 2008. Vandermeulen ne rejette ni le terme de « roman-peinture », ni même celui de « roman-photo » pour qualifier le travail de Fritz Haber (entretien avec ActuSF, voir supra note 11).

22 Voir les trois pages reproduites dans le cahier couleur.

23 Vandermeulen (David) (adaptation) et Ambre (dessins), Faust. D’après Goethe, Éditions Six pieds sous Terre, Saint-Jean-de-Védas, 2006 (quadrichomie).

24 Entretien avec ActuSF, voir supra note 11.

25 Entretien du 30 septembre 2008.

26 Vandermeulen a découvert Haber par le biais d’un article intitulé « Le cabinet du Docteur Fritz Haber », ce qui éveilla chez lui l’association avec le célèbre Docteur Caligari de Robert Wiene et le docteur Mabuse de Fritz Lang. Avec Ambre, Vandermeulen continue en outre son « exploration de l’Allemagne profonde » via le projet d’un récit de « la vie de Luther au travers de la révolte paysanne et anabaptiste » (entretien avec ActuSF, voir supra note 11).

27 Voir la notice sur Rathenau de Trautmann-Waller (Céline) dans Décultot (Élisabeth), Espagne (Michel), Le Rider (Jacques), éds., Dictionnaire du monde germanique, Paris, Bayard, 2007, pp. 915-916.

28 Cité d’après Vandermeulen : http://www.editions-delcourt.fr/fritzhaber/spip.php?article226.

29 Ibidem.

30 Le résumé des thèses de White se fonde sur la notice de Volkmann (Laurenz) dans le Metzler Lexikon Literatur- und Kulturtheorie. Stuttgart/Weimar, 2004, pp. 702-703. White aurait, selon moi, mérité d’être repris dans l’entrée « Historiographie » de Michèle Riot-Sarcey et Paul Aron dans le Dictionnaire du littéraire (Paris, Presses Universitaires de France, 2002).

31 White (Hayden), Metahistory. The historical imagination in nineteenth-century Europe, Baltimore & London, The Johns Hopkins University Press, 1990 [1973], p. 2 (l’auteur souligne).

32 Ibidem, p. 7.

33 Voir ibidem, pp. 7-11.

34 « The Romance is fundamentally a drama of self-identification symbolized by the hero’s transcendance of the world of experience, his victory over it, and his final liberation from it […] » (ibidem, p. 8).

35 « […] a drama of diremption, a drama dominated by the apprehension that man is ultimately a captive of the world rather than its master, and by the recognition that, in the final analysis, human consciousness and will are always inadequate to the task of overcoming definitively the dark force of death, which is man’s unremitting enemy » (ibidem, p. 9).

36 « The reconciliations that occur at the end of Tragedy are much more somber ; they are more in the nature of resignations of men to the conditions under which they must labor in the world. » (ibidem)

yles.revues.org/1431#bodyftn37">37 Ibidem, p. 10.

38 Bologne (Jean-Claude), « L’écriture de l’histoire », dans Michaux (Ginette), éd., Histoire et fiction, Morlanwelz, Lansman, coll. « Chaire de poétique », 2001, p. 83. Loin de se faire le chantre d’un relativisme postmoderne absolu, Bologne plaide pour une éthique de responsabilité du lecteur, censé ne pas rester passif face à l’interprétation de la réalité que lui suggère la fiction romanesque.

39 Ibidem, p. 98.

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Pour citer cet article

Référence papier

Hubert Roland, « Écriture et narration de l’histoire dans le projet Fritz Haber de David Vandermeulen », Textyles, 36-37 | 2010, 157-169.

Auteur

Université Catholique de Louvain – fnrs

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15 juin 2013 6 15 /06 /juin /2013 10:07

Après bien des pourparlers, l’Allemagne s’est enfin décidée à reconstruire son Château de Berlin. La première pierre a été posée ce 12 juin 2013. L’affaire coûtera 590 millions d’euros. Pour ce prix, la reconstruction sera bien entendu partielle : elle ne comprendra que trois quarts des façades.

PalaisBerlin2013.jpgDeux représentations récentes du Château de Berlin.

 

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11 mai 2013 6 11 /05 /mai /2013 11:58

 

Un texte saisissant d’Oscar Mandel est sorti cette année chez Allia : Être ou ne pas être juif. Anversois, né dans9782844855992.jpg une famille juive – son père travailla dans une usine de saucisses à Vienne, avant d’atterrir à Anvers pour devenir diamantaire sur le tas – Mandel atteignait l’âge de 18 ans lorsque le règne hitlérien tomba. Mandel est juif, considéré comme tel, mais cet état de fait s’est, dès sa prime enfance, très vite présenté à lui comme une anomalie. La guerre, ses pertes et ses douleurs, n’ont certainement pas apporté à Mandel de quoi le faire changer d’avis. Pour lui, définitivement, le prix à payer pour être Juif est trop cher ; trop de morts pour un concept trop vain, en somme. De cette rudesse envers la culture et la religion juives émerge du texte une émotion vraie et courageuse, d’autant que Mandel évacue – sans trop s’y attarder, malheureusement – tout rapprochement de sa pensée avec une éventuelle jüdische selbsthass, phénomène célèbre que l’on traduit généralement par haine de soi juive. Cet écrit, avec une tonalité toutefois inédite, résonne avec les pensées d’hommes comme Haber, Rathenau ou encore Karl Kraus. Espérons seulement que ce texte, intéressant et respectable, n’apportera pas du grain à moudre aux ambigus radicaux qui se font appeler antisionistes. On se souvient encore de certains haredim Neturei Karta, ces ultra-orthodoxes qui ont notamment frayé, il n’y a pas si longtemps encore, avec le Mouvement des damnés de l’impérialisme, ainsi qu’avec d’autres groupuscules de l’extrême droite européenne. Certes, les constructions et les raisonnements logiques des Neturei Karta se distinguent de ceux d’Oscar Mandel, mais ils débouchent sur certaines conclusions identiques.

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