Un parallèle amusant me vient, à propos de la genèse des faits historiques : si de nos jours il se dit qu’un événement existe pour le monde seulement s’il est corroboré par des images, ne pourrait-on pas avancer avec cette même logique, que les événements de l’an Mille l’ont été, uniquement parce que la Chrétienté les a reconnus et en a fait part ? En tout cas, c’est ce genre de réduction simpliste qui vient immédiatement à l’esprit lorsque l’on se penche sur la conversion au christianisme de Mieszko Ier, en 966, une conversion qui fut, tous les livres d’histoire s’accordent sur ce point, à la base de l’acte fondateur de la nation polonaise. C’est donc ainsi que les historiens définissent la naissance de la nation polonaise : inexistante tant qu’elle était plongée dans les méandres du paganisme, la Pologne sortit de la préhistoire et émergea à la face du monde dès que Mieszko Ier se fit baptisé à Ratisbonne (évitant par cet acte une conversion que le Saint Empire germanique comptait de toute façon lui imposer), tout en gagnant une réelle souveraineté, reconnue par le Saint Siège. La logique historique semble imparable : dès cet acte précis, le baptême de Mieszko Ier, la Pologne apparut officiellement sur les cartes de l’Europe chrétienne. La Pologne trouvait enfin son identité, du fait que celle-ci fut confirmée et légitimée par la chrétienté.
Cette apparition de l’identité polonaise semble pourtant tenir de la pure construction. Même christianisée, la Pologne progressa très lentement dans la voie de la civilisation. Les trois siècles suivants, seul le clergé, composé en grande partie d’ecclésiastiques allemands qui ne s’exprimaient que par le latin, entretint des foyers de culture réduits, dont le rayonnement demeura particulièrement limité. Quant aux cours royales, princières et seigneuriales, leurs éclats autant que leurs raffinements étaient quasi inexistants, pas même une trace d’un quelconque art oral semble avoir été en usage. Et ce n’est encore rien dire de l’influence quasi nulle que la Pologne avait à cette époque sur l’échiquier géopolitique. La Pologne fut à l’aube de sa légitimité, isolée, fragile et menacée, les invasions mongoles et le sac de Cracovie en 1241 en sont de funestes exemples. Ce sont par ailleurs les menaces croissantes sur l’indépendance polonaise des prétentions des chevaliers teutoniques installés en Prusse qui ont, semble-t-il, fait naître une première conscience nationale, une conscience nationale qui a très souvent rimée avec antigermanisme. Il faudra attendre le XIVe siècle, sous le règne de Casimir III, le roi bâtisseur ayant à son actif la fortification de près de trente villes et autant d’églises, pour que la Pologne s’impose comme nation politique et obtienne pour la première fois de son histoire le contrôle d’une route de commerce quelque peu importante. C’est donc seulement sous Casimir III, dont on disait qu’il avait trouvé un pays fait de bois et qu’il l’avait laissé fait de pierres, que la Pologne, enfin, s’imposa un tant soit peu. Avec, comme événement majeur de la vie culturelle polonaise, la date de 1364 et la création de l’Université de Cracovie. Ce ne fut qu’à partir de ce moment que, petit à petit, les intellectuels de l’Europe centrale commencèrent à se rendre en Pologne et que la science latine enfin se déploya. Il faudra cependant encore attendre un siècle avant qu’une pensée véritablement polonaise puisse émerger, et un siècle de plus, avant de voir la langue polonaise véritablement se développer. Le cas même de Copernic, héros polonais par excellence, demeura très longtemps un sujet de controverse puisque le grand scientifique, né à Thorn, ville située sur le territoire polonais mais passée sous la direction des princes-électeurs Hohenzollern, ne parlait que l’allemand et le latin. Copernic fit par ailleurs l’essentiel de ses études en Italie, sans jamais décrocher le moindre diplôme à l’université de Cracovie.
Du XIIe siècle, époque du premier texte rédigé en polonais, au XVIe siècle, les récits en polonais se réduisaient à très peu de choses. Quelques psaumes, l’une ou l’autre compilation hagiographique, une traduction de la Bible ou de textes apocryphes, et c’en était tout. Mais la littérature polonaise, toute aussi chiche fut-elle durant plusieurs siècles, n’en demeura pas moins fondatrice de l’identité du pays. Le texte inaugural de l’histoire littéraire polonaise dont je viens de faire mention plus haut, était un Cantique de la Sainte Vierge, et il servit plusieurs siècles durant de principal chant de guerre. Cette réelle naissance identitaire, longue et pénible, quand elle se déploya enfin, eut à subir une croissance, un essor culturel et politique si rapides, que tout cela coûta à une élite encore trop peu nombreuse. Le pays s’épuisa aussitôt et une décadence prompte autant que brutale s’imposa pour faire place à un obscurantisme clérical étouffant toute pensée émancipée. L’universalisme fut proscrit et le nationalisme de quelques piètres patriotes tenta de faire face aux multiples invasions et guerres civiles que la ruine du pays avait attirées. À la merci des grandes puissances voisines, Prusse, Russie, Suède, Autriche, la Pologne se démantela, évita la spoliation générale mais non la déchéance morale et politique qui trouva son comble au XVIIIe siècle, sous les rois saxons. Au XIXe siècle, en face du désastre qu’était devenue la pauvre Pologne, même Napoléon ne trouva pas l’audace de restaurer l’indépendance polonaise ; il se contenta d’établir un Grand-duché de Varsovie qui, dès la chute de l’empereur, fut écrasée par la Russie. Les intellectuels fuirent, les romantiques tels qu’Adam Mickiewicz ou Chopin s’exilèrent en France.
Je vais clore ici cette brève et succincte histoire de la Pologne, en rappelant toutefois que ce n’est que depuis les accords de Yalta de 1945 que la Pologne connut enfin une stabilité territoriale et qu’il faudra encore attendre quelques décennies avant que le pays puisse se démarquer totalement de l’emprise soviétique. Dans mon prochain papier, mon lecteur perdu devrait enfin comprendre pourquoi je digresse tel un Tristram Shandy sur ces histoires polonaises.