Par ces temps de crise que connaît actuellement l’Europe, et particulièrement la France avec la recrudescence de nombreux sans-abris (Les derniers rapports de l’INSEE annoncent une progression depuis 2001 de 50% de sans-abris en France, soit 141 000 personnes), il m’a paru intéressant de revenir sur la Fraternité des Vagabonds (Bruderschaft der Vagabunden), une association artistique, politique et sociale vouée à l’aide et à l’émancipation des sans-abris allemands durant les années 1927 à 1933. Peu connue dans le milieu francophone, la Fraternité des Vagabonds n’a à ma connaissance aucune connexion directe avec les protagonistes de ma série « Fritz Haber ». J’ai par contre toujours reconnu un cousinage graphique entre les œuvres des « artistes vagabonds » et celui des frères Deprez. Olivier et Denis Deprez sont deux auteurs que je connais depuis le milieu des années 90 et qui par leur expérimentations graphiques et narratives ont incontestablement éveillé mon intérêt pour la narration graphique.
Leurs approches artistiques, en plus d’être formellement voisines de celles des « artistes vagabonds », sont également fortement animées par un souci de justice sociale, notamment chez Olivier qui a régulièrement abordé le monde ouvrier ou minier. Une autre similitude amusante est l’intérêt qu’a porté Olivier Deprez à Till Eulenspiegel, personnage sur lequel il a récemment travaillé en illustrant en 2017 une nouvelle édition du roman de Charles De Coster. La figure symbolique que la Fraternité des Vagabonds s’était choisie pour patronner son entreprise n’était autre que Till Eulenspiegel. Je ne me rappelle pas qu’un jour Olivier et Denis se soient revendiqués des « artistes vagabonds » et je ne sais pas s’ils connaissent ce mouvement artistique qui du reste a peu traversé les frontières de l’Allemagne. Qu’à cela ne tienne, il m’a toujours plu d’associer le travail des frères à celui des « artistes vagabonds », qui eux-mêmes ne sont en quelque sorte que la continuité d’une sorte de longue lignée qui a vu leur précéder autant de Posada, de Vallotton ou encore de Masereel.
Avant de revenir sur cette fameuse Bruderschaft der Vagabunden, un bref rappel du contexte historique ne sera pas inutile. La crise que connut l’Allemagne durant la République de Weimar entre 1919 et 1932 reste en effet effroyable et historique. Au sortir de la guerre, l’Allemagne comptabilisait près de 70 000 sans-abris. En 1932, le chômage connut un pic à 45%, soit six millions de personnes, et les sans-abris, que l’on appelait alors des « vagabunden », passèrent de 70 000 à 500 000. L’évènement le plus emblématique de cette crise reste bien entendu l’effondrement du mark, qui eut des effets catastrophiques qui n’épargnèrent pratiquement aucune part de la société allemande. Cette crise connut son comble en novembre 1923, au plus fort de l’hyperinflation, lorsque le mark ne valait plus qu’un milliardième de dollar. La vie quotidienne des Allemands, faite de misère et de criminalités, était devenue une épreuve pour tous. C’est l’époque où le mark perdait de sa valeur de jour en jour, parfois même d’heure en heure. On payait sa note de restaurant avant que le repas ne soit servi car celui-ci pouvait parfois atteindre le double de son prix une heure plus tard et une caution sur les couverts était réclamée par les tenanciers afin de contrevenir aux vols fréquents d’argenteries. Les grands magasins engageaient expressément du personnel pour changer les étiquettes des prix qui variaient plusieurs fois par jour. Les frais de postes explosèrent à un point tel que les cartes postales devinrent impossibles à envoyer car le nombre de timbres à y apposer empêchait toute inscription. Les lignes téléphoniques étaient systématiquement encombrées parce que trop de monde s’informait du cours du dollar. Les journaux connurent une recrudescence ahurissante de petites annonces, payées par des jeunes gens – filles comme garçons – prêts à se prostituer aux touristes étrangers, principalement des Américains, des Suisses et des Hollandais, venus en masse profiter d’une vie où tout leur était devenu quasiment gratuit. Les journaux et revues étrangères devinrent quant à elles introuvables dans tout le pays. C’est dans ce contexte que l’association d’obédience anarcho-syndicaliste « Fraternité des Vagabonds » vit le jour en 1927 sous l’impulsion de Gregor Gog. L’objectif de Gog se portait sur l’entraide et la solidarité en invitant les sans-abris à se prendre collectivement en main et à créer leurs propres auberges et logements. L’originalité de ce mouvement réside dans le fait qu’il était à la fois social, politique, mais aussi et surtout artistique.
Dès la création de sa fraternité, Gregor Gog s’entoura d’artistes, il s’agissait, des peintres et dessinateurs Hans Bönnighausen, Hans Tombrock et du tout jeune Gerhart Bettermann, alors âgé de 19 ans. À eux quatre (d’autres vinrent les rejoindre par après), ils commencèrent par éditer « Der Kunde », une revue qui regroupait des chansons, des poèmes, des dessins, des articles socialement critiques, ainsi que les bases de la « philosophie de la route rurale » développée par Gog, une « philosophie vagabonde » qui invitait tout un chacun à prendre le chemin des routes et à faire « la Grève générale à vie ». Le sommaire de la revue était également largement ouvert à tout vagabond désirant publier son expérience ou ses opinions. Vendue 30 pfennigs et offerte à tout vagabond désirant l’obtenir, Der Kunde parut à raison de quatre sorties annuelles, de 1927 à 1932, dans une relative discrétion puisque son tirage était généralement limité à 1 000 exemplaires. Ce qui n’empêcha pas la revue, dans le contexte anti-communiste que connaissait l’Allemagne, d’être interdite et confisquée par l’État dès son premier numéro. Trois autres numéros connurent le même sort. À la fin du printemps 1929, Gog et ses amis artistes organisèrent à Stuttgart le premier Congrès international des Vagabonds, auquel participèrent environ 500 personnes, dont quelques noms connus de l’époque, tel que Theodor Lessing (dont j’ai déjà parlé ici).
Comme je l’ai rappelé plus haut, sous Weimar, beaucoup d’étrangers venaient en Allemagne pour profiter des avantages que leur procurait un climat économique exceptionnel. C’est l’une des raisons pour laquelle de nombreux correspondants se sont à cette époque établis en Allemagne et que de très nombreux articles et commentaires nous sont restés. Ce congrès fut par exemple rapporté dans le journal français « Dimanche Illustré » du 23 juin 1929, dans un article signé Jean Stylo, particulièrement abject de mépris et de condescendance :
« Les Allemands ont le génie de l’organisation. Une preuve nouvelle nous en est fournie par le congrès qui vient de se tenir à Stuttgart, sur l’initiative d’un certain Gregor Gog, lequel s’est fait l’apôtre du vagabondage et le défenseur des vagabonds. Ce congrès a réuni deux cents délégués, qui, bien entendu, étaient venus à pied, mais n’ont pas cru, cependant, devoir coucher sous les ponts. Les séances furent marquées par une correction, un calme parfaits. Pas une seule fois, le président ne fut amené à traiter un récalcitrant de « va-nu-pieds ». Gregor Gog prononça un éloquent discours, où il célébra la fraternité des vagabonds. Vous qui vous rencontrez, leur dit-il, sur tous les chemins de la vie, aidez-vous, aimez-vous ! Vous formez une élite, puisque vous êtes des hommes libres au milieu d’esclaves attachés au piquet. Soyez fiers d’être des vagabonds ! Un avocat, lequel a un domicile, fit une conférence sur les droits de la corporation. À la manière de Sieyès, il proclama : Qu’est le vagabond dans la société actuelle ? Rien ! Que doit-il être ? Quelque chose, voire quelqu’un ! Et il annonça la création d’un office juridique auquel les « errants » pourront s’adresser pour faire redresser les abus de pouvoir dont ils sont parfois les victimes. Enfin, le congrès discuta, pour l’améliorer et assurer sa prompte réalisation, un projet qui consiste à créer, le long des routes, des auberges où les « trimardeurs » trouveront une hospitalité discrète et économique. Bref, le vagabondage s’embourgeoise, comme le reste. Et, bientôt, il sera une situation de tout repos, encore qu’elle oblige ses professionnels, voire ses amateurs, à de longues et fatigantes randonnées. N’importe, le vagabondage est un métier, si j’ose dire, qui se perd… Les vocations nouvelles se font de plus en plus rares. Notre époque est, en effet, sévère pour les irréguliers, les fantaisistes, quels qu’ils soient : il faut avoir, dans l’immense usine sociale, sa place, grande ou petite, et la liberté est devenue un luxe difficile. Certes, on rencontre encore des chemineaux le long des routes, mais ils datent d’un temps révolu. Ce sont des vétérans, des ancêtres ; les jeunes refusent d’entrer dans la carrière, bien qu’on soit certain d’y faire toujours son chemin. Je ne suis pas de ceux qui s’obstinent à trouver une sorte de charme romanesque à la pseudo-liberté d’un vagabondage crasseux et malodorant. Jean Richepin a glorifié les chemineaux, les opposant dans de grandiloquentes tirades aux « enchaînés » de la vie régulière. Poésie creuse que celle-là, comme est creux l’estomac des éternels pèlerins de la grand’route ! Le vagabondage, le vrai, manque de beauté comme de bien d’autres choses. Il a été pendant longtemps la plaie des campagnes, car ces inconnus à face terreuse, qui passent, le soir, devant les fermes, ne sont pas toujours des résignés, des pacifiques ; plus d’un est prêt à voler ou à faire pis encore, s’il en trouve l’occasion. Aussi la fermière est-elle heureuse de les voir disparaître au premier tournant du chemin. Cependant, il est un vagabondage qui grandit, qui prospère à vue d’œil : c’est celui des riches. Eux seuls peuvent s’offrir le luxe de cette liberté dont a parlé Gregor Gog à Stuttgart. C’est en auto qu’ils errent sur les routes, risquant d’ailleurs, eux aussi, de recevoir des coups de fusil au cours de leurs pérégrinations, mais ces « coups de fusil », ils n’ont à les craindre que de certains « hôteliers ».