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20 mai 2019 1 20 /05 /mai /2019 13:13
L'éditeur Samuel Fischer

 

Samuel Fischer fut sans conteste le plus prestigieux éditeur berlinois de son époque. À l’aube de la Grande Guerre, son catalogue pouvait déjà s’enorgueillir d’auteurs tels que Hauptmann, Thomas Mann, Emil Ludwig, Hermann Hesse, Hofmannsthal, Schnitzler ou encore Walter Rathenau. Outre les romans et les recueils de poésies que publiait Fischer, nombreuses de ces grandes plumes collaboraient également au sein de la Neue Rundschau, revue trimestrielle fondée en 1890, financée par Rathenau, véritable vitrine de la maison Fischer Verlag et que Fischer lui-même envisageait comme une réponse allemande à la NRF française. En janvier 1914, impressionné par sa rigueur et son talent littéraire, Fischer misa beaucoup sur Robert Musil. Il le débaucha en rééditant tout d’abord son premier roman Törless, paru à Leipzig en 1906, puis Noces dans la foulée, recueil de deux nouvelles paru à Munich en 1911. Fischer s’engagea plus encore en lui confiant la direction de sa Neue Rundschau. Cette décision, s’il elle peut se voir comme le fruit d’un emballement trop soudain, fut en réalité prise sans excitation particulière ; la collaboration fut cependant de très courte durée et laissera à Fischer le souvenir d’un amer fiasco. Musil, pour sa part, ne tira aucun bénéfice notoire de son passage chez Fischer. Cette courte expérience d’éditeur lui apporta malgré tout une opportunité  qui allait compter : c’est en effet dans les bureaux de Fischer Verlag qu’il eut l’occasion de rencontrer en personne Walter Rathenau, personnalité dont on sait à quel point elle fut marquante pour lui, puisqu’en l’intégrant par la suite dans L’Homme sans Qualités sous les traits du personnage de Paul Arnheim, Musil produira certaines des plus grandes pages qui feront sa renommée mondiale.

Robert Musil

Cette rencontre avec Rathenau eut lieu le 11 janvier 1914, alors que Musil venait d’investir depuis peu son bureau d’éditeur au sein de la maison Fischer. Il est même probable que Rathenau fut la première grande personnalité que Musil rencontra dans le cadre de son nouvel emploi. Il connaissait bien évidement la renommée du patron de l’A.E.G., auteur à cette époque de plusieurs articles retentissants et de livres à succès. Rathenau était en réalité connu de n’importe quel Allemand et sa réputation, qui faisait de lui l’un des plus importants magnats d’Europe, dépassait depuis plusieurs années déjà les seules frontières de l’Empire. Venu dans les bureaux de Fischer pour parler avec ce dernier de la réception de La mécanique de l’Esprit, son dernier livre, Rathenau tomba par hasard sur le nouveau directeur de la Neue Rundschau. La rencontre impromptue de ces deux esprits qui s’opposaient en tout ne déboucha bien entendu sur aucune suite. Musil témoigna de ce moment avec une ironie et un dédain féroces dans son journal : « Dr W. Rathenau : un merveilleux costume anglais. Gris-clair avec des rayures foncées bordées de petits points blancs. Étoffe chaude, confortable et pourtant extrêmement souple. Bombe­ment fascinant de la poitrine; plus bas, flancs plats. Crâne légèrement négroïde. Phénicien. Le front et le devant de la calotte crânienne forment un segment de cône, puis le crâne – après une petite dépression, un rebord – s’élève vers l’arrière. La ligne pointe du menton-extrémité postérieure du crâne forme un angle de près de 45° avec l’horizontale, accentué encore par une petite barbe en pointe (qui fait plus menton que barbe). Petit nez busqué, hardi. Lèvres en arc, proéminentes. J’ignore à quoi ressemblait Hannibal, mais j’ai pensé à lui. Il dit volontiers : Mais mon cher monsieur, en vous serrant affec­tueusement le haut du bras. Habitué à accaparer aussitôt la conversation. Doctrinaire sans cesser d’être grand seigneur. On fait une objection : Sans doute ; je vous concède volontiers cette hypothèse, mais... Il dit (et là il m’est apparu comme le modèle de mon grand financier dans la scène de l’hôtel) : Par le calcul, dans la vie des affaires, vous n’obtenez absolument rien. Si vous êtes plus malin que l’autre, vous ne l’êtes qu’une fois ; la fois suivante, il se concentre et vous roule. Si vous avez plus de pouvoir que lui, la fois suivante ils se mettent à plusieurs et ont plus de pouvoir que vous. En affaires, c’est avec l’intuition seulement que vous obtenez l’avantage ; si vous êtes un visionnaire et ne pensez pas au but, si vous ne vous dites pas : Comment vais-je m’y prendre maintenant pour être malin ? ». On peut imaginer que Musil s’était efforcé de ne pas mettre à jour ses véritables sentiments dans ce portrait : en allant porter un regard sur les nombreuses pages qu’Elias Canetti lui a consacré dans ses mémoires, on se rend compte à quel point l’aversion que portait Musil aux grands écrivains – formule de dédain qui lui était chère lorsqu’il entendait parler de littérateurs trop médiatiques à son goût, tels que Thomas Mann ou Rathenau – était quasiment maladive. L’affaire le mettait plus hors de lui encore lorsque ces grands écrivains avaient le malheur d’être tactiles. Tous les témoignages de ses contemporains en attestent, Musil était une personnalité austère et sévère, méprisante au point de ne considérer aucun écrivain de son temps digne de le surpasser en rigueur ou en talent ; on ne lui connaissait de fait que très peu d’amis. On s’étonnera dès lors du choix de Fischer de lui prêter un rôle de dénicheur de talents pour relancer la Neue Rundschau. Fischer, Rathenau et Moritz Heimann (le célèbre lecteur et bras droit de Fischer) n’avaient pas mesuré, lorsqu’ils prirent collégialement la décision d’engager un nouveau directeur, à quel point Musil fuyait comme la peste les mondanités, la jeunesse avant-gardiste et les cercles littéraires les plus en vues. La recension de La Mécanique de l’Esprit que Musil signa dans le premier numéro dont il avait la charge fut probablement le premier symptôme qui leur signifia une erreur de jugement.

Rathenau

Musil s’accorda trois pages pour critiquer l’essai de Rathenau, il le fit de façon si condescendante, en reprochant notamment à son auteur de manquer de rigueur logique, de privilégier l’analyse binaire et d’être incapable d’entendre la complexité du monde, que cette critique reste, à ce jour encore, l’une des plus sévères que connut cet essai. Le magnat, dont les dons qu’il octroyait à Fischer participaient à financer le salaire de Musil, en fut absolument abasourdi, et Fischer, désemparé, dû s’en excuser. Dès le mois d’avril 1914, Moritz Heimann s’obligea à sortir de sa réserve en faisant part à son patron des manières peu respectueuses du nouveau directeur de revue envers les auteurs qu’il contactait. Heimann fut en effet le premier témoin des tendances conservatrices de Musil qui ne cessaient de se confronter avec les valeurs de la nouvelle génération littéraire. L’auteur futur de L’Homme sans Qualités se mit ainsi à dos en moins de temps qu’il ne le faut pour le dire toute une part de l’avant-garde germanophone. Dans son journal, il écrira vingt-cinq ans plus tard : « La passation du pouvoir à la jeunesse que j’étais censé encourager ne me plaisait pas ». Musil se fit pourtant du mal et tenta à maintes reprises de convenir à sa tâche. Dès ses prises de fonction à la tête de la Neue Rundschau, il repéra dans la revue Arkadia de Max Brod, parue six mois plus tôt, la nouvelle d’un jeune praguois inconnu. Par l’entremise de Brod qui lui fournit l’adresse de ce jeune auteur particulièrement farouche et peu sûr de lui, Musil envoya un courrier dans lequel il signifiait son intérêt de recevoir de sa main un texte nouveau. Il reçut quelques semaines plus tard un manuscrit titré La Métamorphose mais, trop long pour être présenté tel quel dans la revue, Musil se refusa de demander les coupes qu’ordinairement Fischer réclamait. L’affaire ne donna aucune suite et Musil, que Heilmann considérait comme le pire organisateur qui soit, oubliera d’en prévenir l’auteur. Le texte fut publié l’année suivante, en octobre 1915, dans la revue Die weißen Blätter (Les Feuilles blanches) d’Erik Ernst Schwabach, dirigée à l’époque par René Schickele. Deux ans plus tard, en pleine guerre, Musil de passage à Prague, rendit visite au jeune auteur de La Métamorphose. Aucun témoignage de cette rencontre ne nous est parvenu, Musil n’en faisant mention nullement mention dans son journal, tandis que Kafka se borna quant à lui à écrire à Félice, sa fiancée de l’époque, à la date du 14 avril 1916 : « Aujourd’hui Musil est venu me voir – tu te souviens de lui ? –, il est lieutenant dans l’infanterie, malade et néanmoins en fort bonne condition ». Cette entrevue ne donna aucune suite et jamais les deux auteurs ne reprirent contact. Tout juste Musil se contenta-t-il de repasser par Brod pour lui faire part de nouvelles propositions, qui là encore, n’aboutirent jamais.  

Les éditions Fischer réussiront toutefois à obtenir l’œuvre de Kafka dans les années 50, bien après la mort de son fondateur, en 1934.

À lire : Robert Musil, tout réinventer de Frédéric Joly, Le Seuil, 2015.  

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30 juillet 2015 4 30 /07 /juillet /2015 14:58
Les œuvres complètes de Schiller en français

Il est toujours étonnant de constater à quel point les œuvres complètes de grands auteurs allemands sont si rares en français. On s’étonnera donc qu’il n’existe toujours à ce jour qu’un seul volume des œuvres de Nietzsche dans la Bibliothèque de la Pléiade, qu’à peine un dixième de l’œuvre de Goethe y a  été traduite, que les romantiques Jean Paul, Novalis, Schlegel, Kleist, Tieck, Hoffmann, de La Motte-Fouqué, Brentano, von Arnim, Eichendorff, Chamisso et quelques autres ont été confinés dans seulement deux volumes, que Heine, Musil, Mann, Heidegger, Broch, Döblin, Kraus, Hegel, Benjamin, Fontane, Roth, Wassermann ou encore Schiller ne s’y trouvent tout simplement pas, tandis que Jean d’Ormesson ou Simenon y figurent déjà.

Pour ce qui est de Schiller – mais il est loin d’être le seul –, il faut remonter au XIXe siècle pour retrouver l’intégralité de son œuvre traduite. La dernière édition de ses œuvres complètes, qui ne reprend toutefois pas sa correspondance, remonte aux années 1859 à 1862, elles furent établies aux éditions Hachette par Adolphe Régnier, dans le cadre du centième anniversaire de la naissance de Schiller, en 1759.

On a oublié en France quel fut l’impact énorme de la pensée de Schiller sur des générations d’Européens, et plus spécifiquement quel fut son retentissement au sein de la communauté juive allemande. Comme le rappelle Gershom Scholem dans son important Fidélité et Utopie :

 « L’importance de Frédéric Schiller dans les attitudes adoptées par les Juifs à l’égard de l’Allemagne est inappréciable et les Allemands eux-mêmes l’ont rarement estimée à sa juste valeur. Car pour des générations de Juifs d’Allemagne et peut-être dans une plus large mesure encore pour les Juifs hors d’Allemagne, Schiller, porte-parole de l’humanité, noble poète des idéaux les plus élevés, représentait tout ce à quoi ils songeaient ou voulaient songer en tant qu’Allemands – même lorsque, dans l’Allemagne du dernier tiers du XIXe siècle, son langage avait déjà commencé à sonner creux. Pour beaucoup de Juifs, la rencontre de Frédéric Schiller était plus réelle que leur rencontre avec des Allemands en chair et en os. Ils trouvaient en lui ce qu’ils recherchaient avec le plus d’ardeur. Le romantisme allemand signifiait quelque chose pour beaucoup de Juifs, mais Schiller signifiait quelque chose pour tous les Juifs. Il était un facteur de la foi du Juif en l’humanité. Schiller fournissait l’issue la plus évidente, la plus impressionnante et la plus retentissante face aux déceptions idéalistes engendrées par les relations entre Juifs et Allemands. Au Juif qui avait perdu confiance en lui-même, le programme de Schiller semblait permettre tout ce qu’il cherchait ; le Juif n’y percevait pas de fausse note, car c’était là une musique qui le faisait vibrer dans ses profondeurs. A Schiller, qui ne s’était jamais adressé à eux, les Juifs, eux, ont voulu répondre, et l’échec de ce dialogue est peut-être une des clefs de l’échec généralisé des relations entre Juifs et Allemands. Après tout, Schiller, à qui ils vouèrent un amour si passionné, n’était pas n’importe qui ; il était le poète national de l’Allemagne, considéré comme tel par les Allemands eux-mêmes de 1800 à 1900. En ce cas comme souvent, les Juifs ne s’étaient pas tromper d’adresse1  ».

Soulignons également que Schiller avait pour habitude de transposer ses tragédies hors d’Allemagne ; Don Carlos a pour cadre les Pays-bas ; La Pucelle, la France ; Guillaume Tell, la Suisse ; Marie Stuart, l’Écosse… Comme le souligna Thomas Mann : « Ce grand Allemand n’a pas donné à ses compatriotes leur drame national de la liberté, il leur a dénié la faculté de former une nation et il recommande d’autant plus chaleureusement à ses Allemands d’être plus purs pour devenir des hommes. »

 Inutile de préciser que l’auteur allemand le plus apprécié de Fritz Haber fut Schiller.

 

[1.] Gershom Scholem, Fidélité et Utopie, Calmann-Lévy 1978, p.87.

Les œuvres complètes de Schiller en français
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5 juillet 2015 7 05 /07 /juillet /2015 11:34
Hanns Heinz Ewers

Hanns Heinz Ewers

Les œuvres de Hanns Heinz Ewers (1871-1943) sont considérées par les amateurs de littérature fantastique comme des classiques, en France particulièrement. Elles présentent des éléments communs à tous les produits de l’art fin-de-siècle, tels qu’on les classe depuis quelque temps sous la notion de « décadentisme ». En Allemagne, la réputation d’Ewers n’a jamais été très bien portée dans les milieux littéraires cultivés, et encore moins dans ceux qu’on appelle de l’avant-garde. Il apparaissait plutôt dans les années vingt comme un auteur scandaleux, qui cherchait à faire de l’argent avec des sujets capables de marquer fortement l’imagination des lecteurs, c’est-à-dire morbides, macabres. Heinrich Mann qualifie les livres d’Ewers de faussement démoniaques et intentionnellement malsains. C’est aussi la raison pour laquelle Brecht estime que les nazis n’auraient jamais pu faire un meilleur choix pour écrire la biographie de Horst Wessel1 : « il n’existait pas en Allemagne, dit-il, deux personnes ayant une aussi grande imagination que ce pornographe en vogue ». Pourtant, cette biographie déchaîna un scandale dans les milieux nazis, provoquant des polémiques, et Ewers reçut en 1935 une interdiction de publier. Il lui était tout autant reproché d’avoir accentué certains aspects peu reluisants de la vie de Horst Wessel, et d’avoir ainsi sali sa mémoire, que d’avoir osé, lui qui représentait la littérature scandaleuse réprouvée, se mesurer à un « héros » du national-socialisme. En fait, Ewers payait la rançon de son opportunisme : tardivement rallié au nazisme, antérieurement à 1933 toutefois, il avait trouvé dans l’histoire de Horst Wessel l’occasion d’un nouveau succès tout à fait dans ses cordes, puisque le fameux « héros » nazi était un proxénète. Du côté des nazis, on pensa de toute évidence que la renommée d’Ewers était un atout pour le mouvement. On prétend même que cette biographie aurait été une commande de Gœbbels. Toujours est-il que Hitler mit à la disposition d’Ewers ses archives personnelles et lui facilita la tâche. Le livre est d’ailleurs dédié au Führer.

Le jeune militant nazi Horst Wessel

Le jeune militant nazi Horst Wessel

L’hebdomadaire Lu du 15 avril 1932 publia un article d’Ewers intitulé « Adolf Hitler ». Il était précédé des lignes suivantes :

M. Ewers, auteur du roman mystique Mandragore, est le romancier qui connaît le plus fort tirage en Allemagne. Il appartient au mouvement national-socialiste. C’est pour avoir un portrait de Hitler par l’un de ses plus fervents partisans que nous avons demandé à Hanns Heinz Ewers cet article qu’il nous a obligeamment adressé.

 

« Lorsque je montai pour la première fois les marches de la Maison Brune, mon cœur ne battit pas plus fort que d’habitude. J’ai vu, pendant des années, dans toutes les parties du globe, tant de grands hommes, politiciens inventeurs, artistes, financiers et industriels, des homme dont l’influence s’exerçait sur des millions if êtres, qu’on ne m’étonne plus facilement. Ce qui m’amenait chez Hitler ce n’était pas le désir de voir encore un remarquable contemporain, mais plutôt l’honnête intention de me mettre à la disposition d’un homme qui lutte presque seul, au milieu de la pire détresse allemande, pour notre liberté.

Je réfléchissais pendant l’attente : qu’a fait Hitler de réellement grand ? Certes, il a su, en partant de rien, créer un mouvement important ; il a su rassembler des millions d’Allemands pour qui son nom sert d’Evangile. Mais tout cela, est-ce vraiment son œuvre ? Le destin implacable et les temps cruels n’ont-ils pas poussé ces foules dans les bras de Hitler ?

Adolf Hitler ne promettait rien. Il réclamait, il exigeait, il imposait de lourds devoirs à ceux qui le suivaient : il leur demandait leurs économies jusqu’au dernier sou, tout leur travail et même leur sang. Une pensée revient, comme un refrain, dans tous ses discours : « Même si vous donnez votre vie pour l’Allemagne, vous n’avez encore rien donné !» Il ne se reconnaît, à lui-même comme à ses partisans, que des devoirs envers le peuple — et un seul droit : celui de faire son devoir.

C’est ainsi que Hitler a réuni autour de lui une douzaine d’hommes, puis quelques centaines, puis des milliers et des millions. Le pouvoir étrange qui émane de sa personnalité passait par ses lieutenants dans le peuple.

J’ignore si cet homme parle toujours comme il m’a parlé à moi. J’ai eu l’impression qu’il m’avait compris avec la sûreté d’un somnambule. Son regard restait quelque part dans l’air, et un songe chantait sur ses lèvres — un songe qu’on appelle l’Allemagne. Et j’ai compris : cet homme était mon pareil, un poète, un artiste, un rêveur — un Allemand.

Le cœur n’est rien sans le cerveau. Mais plus une grande pensée est claire et simple, et plus le cœur la modèle. Hitler est un homme de cœur, et son cœur saigner Allemagne. Un être qui n’est rien de plus qu’un journaliste ne le comprendra jamais.

Hitler n’a qu’un seul amour — l’Allemagne. Le journaliste sourira et dira : « Et alors ? » Mais le peuple le comprend et répond par un amour égal. C’est là le secret de son succès : il ne s’adresse pas à quelques couches populaires, mais à tout le peuple. Hitler se déclare opposé aux efforts isolés et égoïstes des groupes, il ne veut rien savoir des intérêts particuliers des paysans et des ouvriers, des artisans et des industriels, des religions et des classes ; pour lui, la lutte des classes est un crime contre la patrie. Il lutte pour l’âme même du peuple allemand !

Son entreprise a semblé d’abord à tous les politiciens le rêve innocent d’un déséquilibré. Le peuple allemand, déchiré et divisé comme aucun autre peuple au monde, empoisonné par la politique jusqu’au dernier électeur (jusqu’ à 90 % votent aux élections nombreuses), ce peuple pourrait-il abandonner ses intérêts de classe pour s’unir solidement et fortement ? On se moquait de l’homme qui voulait prendre le pouvoir au nom d’une idée aussi fantastique.

Aujourd’hui, on ne rit plus, depuis qu’on voit que douze millions et hommes marchent derrière Hitler. Beaucoup de partis politiques savent que la tempête du national-socialisme les a balayés, d’autres tremblent pour leur existence. Ils essaient de lutter encore, farouchement, par tous les moyens, mais ils doivent succomber. Cet homme, qui avait foi dans son rêve, a accompli ce qui paraissait impossible : il a appris aux Allemands à se sentir Allemands. Il l'a fait pour le bien de l’Allemagne et de toute la civilisation européenne. Si l’Europe n’est pas la proie du bolchevisme, elle le doit à deux hommes : à Benito Mussolini et à Adolf Hitler2. »

H. H. Ewers

1. Abattu dans son appartement par un militant communiste en février 1930 à Berlin, le jeune militant nazi Horst Wessel fut édifié au rang de martyr par les nationaux-socialistes. Ewers, probablement par opportunisme, s’empara de l’évènement et rédigea en 1935 une biographie du jeune homme.

2. Cet extrait est tiré de Le Nazisme et La Culture de Lionel Richard, Librairie François Maspero – 1978.

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29 juin 2015 1 29 /06 /juin /2015 14:05
Ewers en 1906

Ewers en 1906

Le récent battage fait au livre de Sonia Feertchak, Les femmes s’emmerdent au lit, dont le titre, construit comme un pitch imparable, semble avoir été tout spécialement conçu pour le succès médiatique, m’a inspiré une réflexion à propos de la soi-disant démission d’une gent masculine qui n’oserait plus assumer sa virilité. C’est du moins ce que profère avec insistance Madame Feertchak qui affirme voir et entendre autour d’elle les voix qui font l’air du temps. Sonia Feertchak répète ainsi aux micros et aux caméras que les « jeunes hommes » d’aujourd’hui seraient de plus en plus mal à l’aise face à une décomplexion féminine à l’œuvre ; en somme, l’homme du XXIe siècle aurait peur de sa propre domination et ne serait plus assez homme. Envisager cette analyse comme nulle et non avenue, grotesque ou foutrement intéressante, n’apportera pas grand-chose d’autre qu’un peu d’eau croupissante au moulin médiatique. Rappelons toutefois que ce type de constat nous berce depuis Platon, pour ne pas remonter au Cantique des Cantiques ou à L’épopée de Gilgamesh.

Ewers à Capri

Ewers à Capri

Dans les années 1900, il n’y avait aucune raison pour que ce type de discours ne soit pas également en vogue : en 1902, année de publication de la fameuse Büchse der Pandora, Hanns Heinz Ewers publiait Tannhauser crucifié, nouvelle tout aussi piquante que la célèbre pièce de Wedekind. Tannhauser crucifié s’inspire bien entendu de la légende médiévale contant l’histoire de ce noble Bavarois, chanteur et vagabond, qui s’était égaré dans le Venusberg, tombant sous l’emprise des désirs charnels de Dame Vénus. Le lied connut de nombreux remaniements mais la version restée célèbre entre toutes reste bien sûr le Tannhauser de Richard Wagner. Alors que Wagner apportait un sort glorieux et héroïque à son héros, Ewers, dans une sorte d’opposition désabusée, a choisi de travestir Tannhauser en un grotesque Pierrot lunaire, coquet et douillet. L’action est transposée à Capri, ville des « dépravations homosexuelles », dont la réputation sulfureuse n’était plus à faire en ce début de XXe siècle. Et Vénus y est décrite comme une apparition éthérée et mystérieuse, une « projection mentale d’un homme travaillé par un remarquable sentiment d’infériorité ». Un parfait tableau qui contribuera, on l’espère, à conforter la thèse du déplaisir généralisé répandue par les amies de notre journaliste.

S’il est aujourd’hui très apprécié en France pour ses livres fantastiques (Mandragore, Vampir, L’apprenti Sorcier), Ewers fut particulièrement détesté de l’avant-garde comme de l’élite intellectuelle allemandes. C’était même un auteur que l’on jugeait avant tout vulgaire – pour ne pas dire pornographe. Antisémite et adulateur tardif d’Hitler, il fut, pendant presque quinze ans, l’ami de Rathenau. Le prochain article s’attardera sur cet écrivain complexe et étonnant.

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14 juin 2015 7 14 /06 /juin /2015 10:29

Le pangermanisme de Paul de Lagarde fut de plus en plus apprécié après sa mort pour être finalement repris comme une quasi religion d’État dans les années 30. L’argument de l’Espace vital, le Lebensraum, était apprécié de nombreux Allemands et un nombre non négligeable de juifs allemands assimilés y était également sensible. Bien sûr, c’est en grande partie l’antisémitisme ambiant qui poussa les Juifs vers l’assimilation. Mais les juifs-allemands n’avaient en réalité aucune réelle façon d’échapper à la haine que les antisémites leur portaient. L’assimilation ne fut jamais une solution d’acceptation, comme le prouvent les nombreuses associations antisémites de la fin du XIXe siècle, telle que le parti International antisémite, issu du congrès de 1882 du même nom, qui luttait clairement et ouvertement contre l’émancipation des Juifs.  

Dernburg

Dernburg

Bernhard Dernburg, que Rathenau accompagna en 1908 en mission au Sud-Ouest africain (voir Fritz Haber II),  fut un exemple frappant de cette génération qui avait radicalement tourné le dos à la judaïté. Dans une longue lettre ouverte adressée aux Américains, parue dans l’édition du dimanche 13 septembre 1914 du New York Sun (le dimanche étant sans conteste le jour le plus important en guise d’impact sur le lectorat), Dernburg défendit l’invasion de la Belgique par l’Allemagne en invoquant la nécessité d’un Grossdeutschland et en allant jusqu’à rappeler, entre les lignes, les arguments bellicistes du Général Bernhardi, qui dans son best-seller de 1911, L’Allemagne et la prochaine guerre, considérait la guerre comme une entreprise divine, glorifiant une politique d’agression impitoyable, au mépris des traités qui la règlementait.

Avec la famille Dernburg, nous sommes en face d’un cas typique d’assimilation de famille juive allemande qui, en moins de six générations, est passée du ghetto au pangermanisme de l’exécutif politique. Issu d’une famille juive distinguée qui s’imposa dans la finance, Friedrich Dernburg, le père de Bernhard Dernburg, se convertit au luthéranisme et se maria avec la fille d’un pasteur.

Gabriel Alphaud

Gabriel Alphaud

En 1915, le Français Gabriel Alphaud, lui-même d’origine juive (son père était un modeste cordonnier établi à Clermont), journaliste correspondant aux  États-Unis, publia un ouvrage de pas moins de 500 pages à charge contre Dernburg. Voici, en pleine guerre, un extrait de cette biographie de Dernburg vue par Alphaud : 

 

Avant d’être un homme d’État, M. Bernhardt Dernburg avait eu une jeunesse studieuse. Très actif, très entreprenant, il connaissait à vingt ans les principaux pays du monde. À New-York, il était venu en 1885 compléter son éducation commerciale et financière et y avait, trois ans durant, prolongé son séjour. Des États-Unis il avait appris à ce moment les ressources, il avait jugé du coefficient de puissance de l’élément germano-américain. Il avait consacré les dix années qui suivirent à parcourir une fois encore la Chine, la Russie, la France et était allé achever son éducation politique en Angleterre. Docteur de toutes les Universités, parlant couramment l’anglais, le français, le russe, les écrivant comme sa langue propre, très versé dans les questions financières, M. Bernhardt Dernburg devenait bientôt un homme que Guillaume II remarquait. Peu après, il était investi de la confiance de l’empereur qui le renvoyait en Angleterre où, pendant cinq années, il expérimentait et perfectionnait la méthode de pénétration pacifique et audacieuse, dont l’Allemagne devait tirer partout si grand profit. La coulisse de la politique anglaise était bientôt pour M. Dernburg sans secrets. D’habiles ramifications, d’ingénieux points de repères à la Cour et dans les journaux, de mystérieux centres d’espionnage dans les arsenaux, dans les ports et dans les banques, complétaient ce qu’une vaste érudition et une prodigieuse activité personnelle ne lui fournissaient pas. Revenu en Allemagne en 1906, et chargé aussitôt par l’empereur du Ministère des Colonies où il succédait au prince Hohenlohe-Langenburg, M. Dernburg concevait pour sa patrie le rêve d’une expansion coloniale égale à celle de l’Empire britannique. Il y avait, à ses yeux, manque de proportion entre la population allemande grossissante et son territoire.

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7 juin 2015 7 07 /06 /juin /2015 14:41
La religion de Paul de Lagarde

À l’instar d’un Léon Bloy, Paul de Lagarde s’était attiré à la fin de sa vie toutes les inimitiés possibles et imaginables, si bien qu’il mourut en ayant perdu l’essentiel de ses amis les plus charitables. Il était dans une telle détestation de la vie universitaire et de l’académisme allemands que ce mauvais ressentiment se manifestait chez lui par la conviction intime d’une conspiration à son égard. En quelque sorte, Lagarde projetait son propre penchant pour la calomnie et pour l’intrigue ; selon lui, la plupart de ses collègues l’enviaient et le plagiaient.

Tout cela n’empêcha aucunement la réputation de son œuvre de se propager au sein des élites intellectuelles dès son décès ; on fit de Lagarde un prophète, et de fait, il devint, à titre posthume, l’un des plus marquants théoriciens de l’idéologie völkish.  

 

Grossdeutschland

Grossdeutschland

Le moins que l’on puisse dire c’est que Paul de Lagarde fut un théologien très particulier. Considérant Luther comme un homme sans aucune importance, profondément irrité par le protestantisme ainsi que par la religion catholique – ne parlons pas de la religion juive pour laquelle il avait une aversion totale – Lagarde a échafaudé dans ses essais des années 1870 une sorte de nouvelle religion, basée sur la foi en la Grande Nation allemande, ce qu’il appellera Grossdeutschland, comprenons toute la Mitteleuropa. Pour lui, chaque pays aurait une tâche qui lui serait assignée par Dieu et lui seul aurait perçu et compris quels devraient être les devoirs nationaux qui incombent au peuple allemand. Bon nombre de chrétiens allemands, dans leur quête d’une croyance qui germaniserait le christianisme en le dépouillant de ses éléments juifs et universels, ont trouvé dans ce christianisme déformé un réconfort providentiel. En 1930, dans son essai Der Mythus des zwanzigsten Jahrhunderts, Alfred Rosenberg, le fameux ministre d’Hitler et théoricien du nazisme, dira de cette déconstruction du christianisme que le national-socialisme n’est rien d’autre que l’incarnation du rêve germanique de Lagarde.

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29 mai 2015 5 29 /05 /mai /2015 11:43
Le modèle éducatif de Paul de Lagarde

L’autre important cheval de bataille de Paul de Lagarde fut l’éducation ; sa vision très particulière de l’école sera par ailleurs reprise et appliquée trois décennies plus tard par les nazis. Son modèle scolaire, construit sur la rigueur, l’abstinence et l’abnégation, trouvera en effet beaucoup de similitudes avec l’école spartiate des NS-Ordensburgen nazis, ces centres de formation pour les futurs cadres du NSDAP. La conception de l’éducation de Lagarde était somme toute assez simple et claire : cela consistait en une instruction complète dispensée à un très petit nombre d’individus – cinquante mille hommes environ, soit 0,4% de l’ensemble de la population masculine de l’époque. Pour le reste, c’est-à-dire pour la grande majorité de la population, ne serait accordé que quelques connaissances élémentaires et rien de plus. Avec une restriction encore plus grande pour les femmes qui seront cantonnées dans les écoles primaires, où elles recevront un enseignement élémentaire avec quelques bribes d’instruction civique.

Paul de Lagarde

Paul de Lagarde

Lagarde s’est montré toutefois clément pour les femmes les plus volontaires : pour celles qui désiraient plus, leur mari obtiendraient l’autorisation de les instruire par la suite. Autre point du programme, et conformément à sa haine de la modernité, et donc à sa haine des villes et des grandes mégapoles, les écoles de Lagarde se situeraient à la campagne, coupées des distractions coupables de la vie citadine et de l’influence des parents. Ces écoles seront purgées de tout superflu, dissolution des associations estudiantines, suppressions des fêtes et des loisirs et, bien entendu, tabac et alcool proscrits. Il va sans dire que dans ce grand projet éducatif, les juifs n’avaient aucune place. Si ceux-ci désirent leurs propres écoles, qu’ils aillent les construire en Palestine car avec cette « vermine d’usuriers », aucun compromis n’était selon Lagarde possible, « on ne négocie pas avec les trichines et les bacilles, celles-ci n’étant aucunement susceptibles d’être éduquées ». On notera que Lagarde fut l’un des premiers à assimiler les juifs aux insectes nuisibles, jeu sémantique qui fera florès dans les années 30.

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22 mai 2015 5 22 /05 /mai /2015 10:44

Né à Berlin en 1827, théologien qui se mua petit à petit en moraliste atrabilaire, Paul de Lagarde fut tout à la fois nationaliste, belliciste et furieusement antisémite. Sur l’échiquier politique, Lagarde avait une position qui lui était propre pour ne pas dire unique, le décrire comme un anarchiste de droite, comme nous avons tendance à le faire avec les penseurs insaisissables de notre époque, serait probablement encore trop complaisant ; lui-même se qualifiait de « radical-conservateur ». L’une des idées-forces de Lagarde tient en une sentence : « l’essence de l’homme n’est pas sa raison mais sa volonté ». Il affirmait que l’homme véritable était mû avant tout par sa propre volonté, son énergie et ses sentiments.

 

Thomas Carlyle

Thomas Carlyle

En cela, Lagarde est très proche de la pensée d’un Thomas Carlyle, ce philosophe écossais auteur des Héros, livre de chevet du jeune Fritz Haber. Les textes de Lagarde ont beaucoup de points communs avec les Pamphlets des derniers jours de Carlyle. Connu pour sa détestation du capitalisme et de la démocratie, mais aussi et surtout pour sa foi pseudo-religieuse pour le génie, le grand homme, le grand germanophile Carlyle, à qui l’on doit l'introduction de l’œuvre de Goethe en Grande-Bretagne (il fut son principal traducteur), était aussi célèbre en Allemagne que dans son propre pays. Le 20 mai 1875, âgé de 80 ans, alors qu’il venait de découvrir les essais antisémites de Lagarde, le vieux Carlyle lui écrivait une lettre au style enflammé, spécifiant à quel point cela faisait des années qu’il n’avait plus rencontré une pensée aussi indépendante et aussi loyale, une originalité aussi véritable dans un livre, qu’il vienne d’Allemagne ou d’ailleurs. « Votre conception des juifs, qui est finement épicée de satire, m’a considérablement amusé !», s’exclamait-il. Car oui, le principal problème de Paul de Lagarde aura été le juif. Mais au-delà du juif et de toute autre considération antisémite, le très gros problème de Lagarde fut en réalité la modernité. Tout ce qui était nouveau, moderne, changement, était selon lui un signe de déclin. Et on l’aura compris, cette modernité s’incarnait avant tout et principalement par le juif. Comme le rappelle la plupart des historiens qui se sont penchés sur la montée de l’antisémitisme à l’époque moderne, le Juif a systématiquement été dépeint comme l’incarnation maléfique de la modernité. Ces accusations, toutes exagérées et déformées qu’elles eurent été, ont fini par porter car elles étaient construites sur des faits réels : s’il n’y avait eu ni boom économique, ni fraudes spéculatives en Allemagne au début des années 1870, ni scandale de Panama en France, il aurait été difficile, voire probablement impossible, d’écrire un tel réquisitoire contre les Juifs et la modernité.

Ephraïm Frisch

Ephraïm Frisch

Il faut rappeler aussi, même si c’est une chose qui au XXIe siècle est devenue extrêmement délicate à souligner, que la réception de la pensée de Paul de Lagarde fut – tout comme celle de Thomas Carlyle – très bien accueillie deux générations plus tard dans une certaine communauté juive-allemande cultivée. Pour ne citer qu’une seule personnalité juive-allemande aussi célèbre que Fritz Haber et Walther Rathenau, l’écrivain Ephraïm Frisch, ami de Martin Buber et éditeur de Cassirer, verra lui aussi dans les pamphlets de Lagarde, comme bien d’autres, un idéalisme revigorant et un nouvel espoir politique pour l’Allemagne. Comme le rappelle Fritz Stern : que Paul de Lagarde ait pu être ainsi adopté sans réserve par ces gens témoigne, une fois de plus, du caractère essentiellement apolitique de beaucoup d’intellectuels allemands, qui ne se préoccupaient de politique que par intermittence. Dans leur admiration pour Lagarde, ils ne se souciaient guère de son côté brutal, de son immense propension à la haine, de son désir d’exterminer les juifs, les libéraux, les literati, et, s’il le fallait, les peuples non germaniques d’Europe centrale...

La pensée antisémite de Paul de Lagarde

Le plan de Lagarde était en effet on ne peut plus explicite : l’Allemagne devait se rendre invincible dans la Mitteleuropa. Et notre praeceptor Germaniae, en 1878, de prescrire la colonisation de la Pologne par l’Allemagne, la première étape devant être l’expulsion de tous les juifs polonais. D’autres « transferts de population » consisteront à déplacer les Slovènes, Tchèques, les Magyars et d’autres peuples non-germaniques, de l’intérieur de l’Empire autrichien vers des régions qui leur seront assignées de façon bien définie et où ils pourront vivre et mourir dans un oubli règlementé. Les Allemands dominant alors totalement l’Europe centrale, pourront encore avancer et conquérir des espaces coloniaux s’étendant à l’Est jusqu’à l’Asie mineure. Ce sont ces plans qui inspirèrent en grande partie ce que l’on a appelé par la suite l’argument du Lebensraum, l’Espace vital, seul plan, selon Lagarde, capable de sauver l’Allemagne de sa surpopulation. Nous savons que Hitler a lu et annoté avec attention l’œuvre de Paul de Lagarde et que cet appel explicite au génocide des juifs polonais ne fut jamais oublié par les nationaux-socialistes. En 1944, l’armée distribua à grands frais une anthologie de Paul de Lagarde reprenant ces passages sur l’annexion de la Pologne et sur ce qui était déjà devenu prophétie accomplie.

Le prochain article s’attardera sur le projet éducatif de Lagarde.

 

Cet article, comme tous ceux qui ont pour sujet Paul de Lagarde, reprennent de larges extraits de Politique & Désespoir de Fritz Stern – Armand Colin – 1990.

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19 mai 2015 2 19 /05 /mai /2015 10:03

De 1914 à 1918, quelques réflexions en temps de guerre de Thomas Mann. Où l’on se rend compte qu’en quatre ans de conflit, Mann n’a pas beaucoup changé d’avis.
 

1914 : L’âme allemande a en propre, très profondément, quelque chose d’irrationnel qui, pour le sentiment et le jugement d’autres peuples plus frustres, laisse une impression gênante et troublante d’étrangeté, et même une impression répugnante et sauvage. C’est son militarisme, son conservatisme moral, sa moralité militaire – un élément de nature démoniaque, héroïque et enclin à reconnaître l’esprit civil comme le dernier et le plus indigne des idéaux humains. […]Le militarisme allemand est en vérité la forme et la manifestation de la moralité allemande.
Thomas Mann – Gedanken im Kriege

 

1918 : L’état autoritaire, si décrié, est, et reste, je le crois, la forme gouvernementale adéquate, dévolue au peuple allemand et au fond voulue par lui.
Thomas Mann – Considérations d’un apolitique

Thomas Mann et l’idéal militaire
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29 avril 2015 3 29 /04 /avril /2015 13:43

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bluebook

Alors que la définition contemporaine du mot génocide date de 1948, le pape Jean-Paul II, en 2001, qualifiait le drame arménien de « premier génocide du XXe siècle », ce que n’a pas manqué de rappeler, ce mois-ci, avec plus de bruit encore – centenaire, oblige –, le pape François. Pointer le génocide arménien comme premier génocide du XXe siècle, c’est cependant oublier le génocide des Hereros et des Namas, perpétré par les troupes coloniales allemandes, de 1904 à 1908, dans le Sud-Ouest africain, actuelle Namibie. Il faut dire que la nouvelle, quand elle s’ébruita à partir de 1906 dans la presse socialiste allemande, ne fit pas de remous bien longtemps. Et elle n’en fit d’ailleurs guère beaucoup plus lorsque la nouvelle traversa les frontières… C’est avant tout la presse anglaise qui s’empara du sujet, lorsqu’en 1915, il fut annoncé dans ses feuilles que l’Allemagne perdait l’une de ses plus vastes colonies. On parla des horreurs allemandes sur les populations locales, des centaines d’exécutions sommaires, de la politique du viol systématique, des camps de concentrations, des expériences médicales sur les détenus… Mais l’information se noya rapidement ; il faut dire que durant cette année 1915, réfléchir sur les horreurs du passé n’était pas une priorité ; il y avait bien assez de drames et de victoires sur l’ennemi à couvrir. De ce génocide, on s’en souvint juste en 1919, à Versailles, pour accabler un peu plus encore l’Empire déchu. Puis, après le 28 juin 1919, lorsque fut signé le traité, plus rien, l’oubli.  On dira que ce fut un problème de calendrier si ce génocide des Hereros et des Namas – de pauvres âmes chrétiennes, pourtant – tomba dans un tel oubli que même les papes actuels n’en font plus état.

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C’est à travers mes recherches sur Walter Rathenau, vers l’année 2004 – année de la commémoration du centenaire du génocide ; décidément ! – que j’ai commencé à m’intéresser à cet évènement que Hannah Arendt avait qualifié de « grande répétition allemande »*. Rathenau avait été choisi par Guillaume II pour accompagner Dernburg dans le Sud-Ouest africain afin d’établir un rapport sur les exactions des troupes coloniales. C’est par ce sujet que s’ouvre, sur une quinzaine de pages, le tome II de Fritz Haber. A l’époque, je m’étais étonné du manque de documentation disponible. Aucun livre digne de ce nom n’existait en français, il y avait bien Tristan Mendès-France qui s’était mobilisé sur la question, mais en réalité, en 2007, j’étais, avec la quinzaine de pages de ma petite bande dessinée, quasi le seul auteur francophone à avoir abordé ce génocide.

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Herero-de-Berlin.jpgL’année suivante, en 2008, paraissait un article dans La Revue d'histoire de la Shoah**.

Il faudra attendre encore 8 ans pour que paraisse enfin un livre entièrement consacré à ce sujet. Il ne s’agit pas du livre d’un historien ; toujours pas, non. C’est une romancière française, Élise Fontenaille-N’Diaye, connue notamment pour ses romans destinés aux adolescents, qui s’y est collée. Cela s’appelle Blue Book, du nom d’un rapport que les Anglais ont mené à bien, après qu’ils aient pris procession du Sud-Ouest africain. C’est la première fois que des extraits de ce rapport sont traduits en français. Mais Blue Book n’est pas une simple traduction de ce rapport, c’est avant tout un excellent récit d’Élise Fontenaille-N’Diaye. Elle y raconte de façon concise, précise et efficace, l’histoire de cette colonie allemande (1883-1915) et le destin, terrible et effrayant, de ces populations herero et nama. C’est à lire, sans attendre. Sans attendre qu’un éditeur français publie le travail d’un historien, car après bientôt 110 ans, il n’est pas certain que cela se fasse un jour de notre vivant.   


 

* Ce sont peut-être l’ancien gouverneur du Sud-Ouest africain (1885-1890) Heinrich Goering, père d’Herman Goering, et le médecin eugéniste Eugen Fischer, inspirateur d’Adolf Hitler sur les questions raciales et professeur de Josef Mengele, qui aidèrent Hannah Arendt à user de cette expression de « grande répétition allemande ».  

** En 2008, dans le n°189 de La Revue d'histoire de la Shoah, Joël Kotek (qui vient de coécrire avec Didier Pasamonik et Tal Bruttmann, Mickey à Gurs, les carnets de dessins de Horst Rosenthal, chez Calmann-Lévy – j’en parlerai certainement bientôt) a publié un article de quelques pages titré Le génocide des Herero, symptôme d’un Sonderweg allemand ?

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