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20 mai 2019 1 20 /05 /mai /2019 13:13
L'éditeur Samuel Fischer

 

Samuel Fischer fut sans conteste le plus prestigieux éditeur berlinois de son époque. À l’aube de la Grande Guerre, son catalogue pouvait déjà s’enorgueillir d’auteurs tels que Hauptmann, Thomas Mann, Emil Ludwig, Hermann Hesse, Hofmannsthal, Schnitzler ou encore Walter Rathenau. Outre les romans et les recueils de poésies que publiait Fischer, nombreuses de ces grandes plumes collaboraient également au sein de la Neue Rundschau, revue trimestrielle fondée en 1890, financée par Rathenau, véritable vitrine de la maison Fischer Verlag et que Fischer lui-même envisageait comme une réponse allemande à la NRF française. En janvier 1914, impressionné par sa rigueur et son talent littéraire, Fischer misa beaucoup sur Robert Musil. Il le débaucha en rééditant tout d’abord son premier roman Törless, paru à Leipzig en 1906, puis Noces dans la foulée, recueil de deux nouvelles paru à Munich en 1911. Fischer s’engagea plus encore en lui confiant la direction de sa Neue Rundschau. Cette décision, s’il elle peut se voir comme le fruit d’un emballement trop soudain, fut en réalité prise sans excitation particulière ; la collaboration fut cependant de très courte durée et laissera à Fischer le souvenir d’un amer fiasco. Musil, pour sa part, ne tira aucun bénéfice notoire de son passage chez Fischer. Cette courte expérience d’éditeur lui apporta malgré tout une opportunité  qui allait compter : c’est en effet dans les bureaux de Fischer Verlag qu’il eut l’occasion de rencontrer en personne Walter Rathenau, personnalité dont on sait à quel point elle fut marquante pour lui, puisqu’en l’intégrant par la suite dans L’Homme sans Qualités sous les traits du personnage de Paul Arnheim, Musil produira certaines des plus grandes pages qui feront sa renommée mondiale.

Robert Musil

Cette rencontre avec Rathenau eut lieu le 11 janvier 1914, alors que Musil venait d’investir depuis peu son bureau d’éditeur au sein de la maison Fischer. Il est même probable que Rathenau fut la première grande personnalité que Musil rencontra dans le cadre de son nouvel emploi. Il connaissait bien évidement la renommée du patron de l’A.E.G., auteur à cette époque de plusieurs articles retentissants et de livres à succès. Rathenau était en réalité connu de n’importe quel Allemand et sa réputation, qui faisait de lui l’un des plus importants magnats d’Europe, dépassait depuis plusieurs années déjà les seules frontières de l’Empire. Venu dans les bureaux de Fischer pour parler avec ce dernier de la réception de La mécanique de l’Esprit, son dernier livre, Rathenau tomba par hasard sur le nouveau directeur de la Neue Rundschau. La rencontre impromptue de ces deux esprits qui s’opposaient en tout ne déboucha bien entendu sur aucune suite. Musil témoigna de ce moment avec une ironie et un dédain féroces dans son journal : « Dr W. Rathenau : un merveilleux costume anglais. Gris-clair avec des rayures foncées bordées de petits points blancs. Étoffe chaude, confortable et pourtant extrêmement souple. Bombe­ment fascinant de la poitrine; plus bas, flancs plats. Crâne légèrement négroïde. Phénicien. Le front et le devant de la calotte crânienne forment un segment de cône, puis le crâne – après une petite dépression, un rebord – s’élève vers l’arrière. La ligne pointe du menton-extrémité postérieure du crâne forme un angle de près de 45° avec l’horizontale, accentué encore par une petite barbe en pointe (qui fait plus menton que barbe). Petit nez busqué, hardi. Lèvres en arc, proéminentes. J’ignore à quoi ressemblait Hannibal, mais j’ai pensé à lui. Il dit volontiers : Mais mon cher monsieur, en vous serrant affec­tueusement le haut du bras. Habitué à accaparer aussitôt la conversation. Doctrinaire sans cesser d’être grand seigneur. On fait une objection : Sans doute ; je vous concède volontiers cette hypothèse, mais... Il dit (et là il m’est apparu comme le modèle de mon grand financier dans la scène de l’hôtel) : Par le calcul, dans la vie des affaires, vous n’obtenez absolument rien. Si vous êtes plus malin que l’autre, vous ne l’êtes qu’une fois ; la fois suivante, il se concentre et vous roule. Si vous avez plus de pouvoir que lui, la fois suivante ils se mettent à plusieurs et ont plus de pouvoir que vous. En affaires, c’est avec l’intuition seulement que vous obtenez l’avantage ; si vous êtes un visionnaire et ne pensez pas au but, si vous ne vous dites pas : Comment vais-je m’y prendre maintenant pour être malin ? ». On peut imaginer que Musil s’était efforcé de ne pas mettre à jour ses véritables sentiments dans ce portrait : en allant porter un regard sur les nombreuses pages qu’Elias Canetti lui a consacré dans ses mémoires, on se rend compte à quel point l’aversion que portait Musil aux grands écrivains – formule de dédain qui lui était chère lorsqu’il entendait parler de littérateurs trop médiatiques à son goût, tels que Thomas Mann ou Rathenau – était quasiment maladive. L’affaire le mettait plus hors de lui encore lorsque ces grands écrivains avaient le malheur d’être tactiles. Tous les témoignages de ses contemporains en attestent, Musil était une personnalité austère et sévère, méprisante au point de ne considérer aucun écrivain de son temps digne de le surpasser en rigueur ou en talent ; on ne lui connaissait de fait que très peu d’amis. On s’étonnera dès lors du choix de Fischer de lui prêter un rôle de dénicheur de talents pour relancer la Neue Rundschau. Fischer, Rathenau et Moritz Heimann (le célèbre lecteur et bras droit de Fischer) n’avaient pas mesuré, lorsqu’ils prirent collégialement la décision d’engager un nouveau directeur, à quel point Musil fuyait comme la peste les mondanités, la jeunesse avant-gardiste et les cercles littéraires les plus en vues. La recension de La Mécanique de l’Esprit que Musil signa dans le premier numéro dont il avait la charge fut probablement le premier symptôme qui leur signifia une erreur de jugement.

Rathenau

Musil s’accorda trois pages pour critiquer l’essai de Rathenau, il le fit de façon si condescendante, en reprochant notamment à son auteur de manquer de rigueur logique, de privilégier l’analyse binaire et d’être incapable d’entendre la complexité du monde, que cette critique reste, à ce jour encore, l’une des plus sévères que connut cet essai. Le magnat, dont les dons qu’il octroyait à Fischer participaient à financer le salaire de Musil, en fut absolument abasourdi, et Fischer, désemparé, dû s’en excuser. Dès le mois d’avril 1914, Moritz Heimann s’obligea à sortir de sa réserve en faisant part à son patron des manières peu respectueuses du nouveau directeur de revue envers les auteurs qu’il contactait. Heimann fut en effet le premier témoin des tendances conservatrices de Musil qui ne cessaient de se confronter avec les valeurs de la nouvelle génération littéraire. L’auteur futur de L’Homme sans Qualités se mit ainsi à dos en moins de temps qu’il ne le faut pour le dire toute une part de l’avant-garde germanophone. Dans son journal, il écrira vingt-cinq ans plus tard : « La passation du pouvoir à la jeunesse que j’étais censé encourager ne me plaisait pas ». Musil se fit pourtant du mal et tenta à maintes reprises de convenir à sa tâche. Dès ses prises de fonction à la tête de la Neue Rundschau, il repéra dans la revue Arkadia de Max Brod, parue six mois plus tôt, la nouvelle d’un jeune praguois inconnu. Par l’entremise de Brod qui lui fournit l’adresse de ce jeune auteur particulièrement farouche et peu sûr de lui, Musil envoya un courrier dans lequel il signifiait son intérêt de recevoir de sa main un texte nouveau. Il reçut quelques semaines plus tard un manuscrit titré La Métamorphose mais, trop long pour être présenté tel quel dans la revue, Musil se refusa de demander les coupes qu’ordinairement Fischer réclamait. L’affaire ne donna aucune suite et Musil, que Heilmann considérait comme le pire organisateur qui soit, oubliera d’en prévenir l’auteur. Le texte fut publié l’année suivante, en octobre 1915, dans la revue Die weißen Blätter (Les Feuilles blanches) d’Erik Ernst Schwabach, dirigée à l’époque par René Schickele. Deux ans plus tard, en pleine guerre, Musil de passage à Prague, rendit visite au jeune auteur de La Métamorphose. Aucun témoignage de cette rencontre ne nous est parvenu, Musil n’en faisant mention nullement mention dans son journal, tandis que Kafka se borna quant à lui à écrire à Félice, sa fiancée de l’époque, à la date du 14 avril 1916 : « Aujourd’hui Musil est venu me voir – tu te souviens de lui ? –, il est lieutenant dans l’infanterie, malade et néanmoins en fort bonne condition ». Cette entrevue ne donna aucune suite et jamais les deux auteurs ne reprirent contact. Tout juste Musil se contenta-t-il de repasser par Brod pour lui faire part de nouvelles propositions, qui là encore, n’aboutirent jamais.  

Les éditions Fischer réussiront toutefois à obtenir l’œuvre de Kafka dans les années 50, bien après la mort de son fondateur, en 1934.

À lire : Robert Musil, tout réinventer de Frédéric Joly, Le Seuil, 2015.  

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31 mars 2019 7 31 /03 /mars /2019 18:41
Walter Rathenau et le directeur d’A.E.G. Grèce en vacances d’été.

Walter Rathenau et le directeur d’A.E.G. Grèce en vacances d’été.

Quand l’Allemagne désirait fixer l’heure pour le monde :

L’introduction de l’heure d’été en Europe.

Jusqu'à la fin du XIXe siècle, l’Allemagne – comme bien d’autres vastes pays dans le monde – a toujours eu plusieurs heures différentes sur son territoire. La Bavière était ainsi réglée sur « l'heure de Munich » tandis que la Prusse l’était sur celle de Berlin, cette dernière devançant celle des Bavarois de sept minutes. Ce principe pris fin avec l’avènement des réseaux ferroviaires, lorsqu’en 1884 on uniformisa le temps en vingt-quatre fuseaux horaires et qu’à partir du 1er avril 1893, l’Allemagne appliqua « l’heure d’Europe centrale ».  

Ce furent conjointement le Reich allemand et l’Autriche-Hongrie qui, désireuses de fixer l’heure pour le monde, introduisirent ensuite le passage à l’heure d’été en Europe. Celle-ci fut effective à partir du 30 avril 1916 et répondait aux demandes d’économies énergétiques que réclamait  la guerre. Trois semaines après son introduction en Allemagne, les Britanniques adoptèrent également l’heure d’été, tout comme la France, grâce notamment au député de la gauche radicale André Honnorat. Si bien que très vite ce furent tous les ennemis de l’Allemagne qui s’alignèrent sur l’heure allemande. Avec l’avènement de la République de Weimar, sous la pression des agriculteurs mécontents, l’Allemagne mit cependant fin à son passage à l’heure d’été dès 1919. La plupart des pays abandonnèrent l'heure d'été après 1918, à l'exception du Canada, du Royaume-Uni, de l'Irlande, et les États-Unis. La France continua elle aussi mais connut les mêmes problèmes que l’Allemagne trois ans plus tard et sous la pression de ses agriculteurs elle abandonna l’heure d’été en 1922, pour la réintroduire directement après, en 1923.

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24 mars 2019 7 24 /03 /mars /2019 16:19
Les fondateurs de la Fraternité des Vagabonds, en 1929 à Stuttgart. Gregor Gog, premier à partir de la droite.

Par ces temps de crise que connaît actuellement l’Europe, et particulièrement la France avec la recrudescence de nombreux sans-abris (Les derniers rapports de l’INSEE annoncent une progression depuis 2001 de 50% de sans-abris en France, soit 141 000 personnes), il m’a paru intéressant de revenir sur la Fraternité des Vagabonds (Bruderschaft der Vagabunden), une association artistique, politique et sociale vouée à l’aide et à l’émancipation des sans-abris allemands durant les années 1927 à 1933. Peu connue dans le milieu francophone, la Fraternité des Vagabonds n’a à ma connaissance aucune connexion directe avec les protagonistes de ma  série « Fritz Haber ». J’ai par contre toujours reconnu un cousinage graphique entre les œuvres des « artistes vagabonds » et celui des frères Deprez. Olivier et Denis Deprez sont deux auteurs que je connais depuis le milieu des années 90 et qui par leur expérimentations graphiques et narratives ont incontestablement éveillé mon intérêt pour la narration graphique.

Der Kunde, revue des Vagabonds

Leurs approches artistiques, en plus d’être formellement voisines de celles des « artistes vagabonds », sont également fortement animées par un souci de justice sociale, notamment chez Olivier qui a régulièrement abordé le monde ouvrier ou minier. Une autre similitude amusante est l’intérêt qu’a porté Olivier Deprez à Till Eulenspiegel, personnage sur lequel il a récemment travaillé en illustrant en 2017 une nouvelle édition du roman de Charles De Coster. La figure symbolique que la Fraternité des Vagabonds s’était choisie pour patronner son entreprise n’était autre que Till Eulenspiegel. Je ne me rappelle pas qu’un jour Olivier et Denis se soient revendiqués des « artistes vagabonds » et je ne sais pas s’ils connaissent ce mouvement artistique qui du reste a peu traversé les frontières de l’Allemagne. Qu’à cela ne tienne, il m’a toujours plu d’associer le travail des frères à celui des « artistes vagabonds », qui eux-mêmes ne sont en quelque sorte que la continuité d’une sorte de longue lignée qui a vu leur précéder autant de Posada, de Vallotton ou encore de Masereel.

 

 

Premier numéro de Der Kunde paru en 1927 et illustré par Hans Tombrock. Directement interdit et confisqué.
Hans Tombrock, 1927.

Avant de revenir sur cette fameuse Bruderschaft der Vagabunden, un bref rappel du contexte historique ne sera pas inutile. La crise que connut l’Allemagne durant la République de Weimar entre 1919 et 1932 reste en effet effroyable et historique. Au sortir de la guerre, l’Allemagne comptabilisait près de 70 000 sans-abris. En 1932, le chômage connut un pic à 45%, soit six millions de personnes, et les sans-abris, que l’on appelait alors des « vagabunden », passèrent de 70 000 à 500 000. L’évènement le plus emblématique de cette crise reste bien entendu l’effondrement du mark, qui eut des effets catastrophiques qui n’épargnèrent pratiquement aucune part de la société allemande. Cette crise connut son comble en novembre 1923, au plus fort de l’hyperinflation, lorsque le mark ne valait plus qu’un milliardième de dollar. La vie quotidienne des Allemands, faite de  misère et de criminalités, était devenue une épreuve pour tous. C’est l’époque où le mark perdait de sa valeur de jour en jour, parfois même d’heure en heure. On payait sa note de restaurant avant que le repas ne soit servi car celui-ci pouvait parfois atteindre le double de son prix une heure plus tard et une caution sur les couverts était réclamée par les tenanciers afin de contrevenir aux vols fréquents d’argenteries. Les grands magasins engageaient expressément du personnel pour changer les étiquettes des prix qui variaient plusieurs fois par jour. Les frais de postes explosèrent à un point tel que les cartes postales devinrent impossibles à envoyer car le nombre de timbres à y apposer empêchait toute inscription. Les lignes téléphoniques étaient systématiquement encombrées parce que trop de monde s’informait du cours du dollar. Les journaux connurent une recrudescence ahurissante de petites annonces, payées par des jeunes gens – filles comme garçons – prêts à se prostituer aux touristes étrangers, principalement des Américains, des Suisses et des Hollandais, venus en masse profiter d’une vie où tout leur était devenu quasiment gratuit. Les journaux et revues étrangères devinrent quant à elles introuvables dans tout le pays. C’est dans ce contexte que l’association d’obédience anarcho-syndicaliste « Fraternité des Vagabonds » vit le jour en 1927 sous l’impulsion de Gregor Gog. L’objectif de Gog se portait sur l’entraide et la solidarité en invitant les sans-abris à se prendre collectivement en main et à créer leurs propres auberges et logements. L’originalité de ce mouvement réside dans le fait qu’il était à la fois social, politique, mais aussi et surtout artistique.

Gerhart Bettermann, artiste vagabond, 1927.
Olivier Deprez, Le Château, FRMK, 2003.

Dès la création de sa fraternité, Gregor Gog s’entoura d’artistes, il s’agissait, des peintres et dessinateurs Hans Bönnighausen, Hans Tombrock et du tout jeune Gerhart Bettermann, alors âgé de 19 ans. À eux quatre (d’autres vinrent les rejoindre par après), ils commencèrent par éditer « Der Kunde », une revue qui regroupait des chansons, des poèmes, des dessins, des articles socialement critiques, ainsi que les bases de la « philosophie de la route rurale » développée par Gog, une « philosophie vagabonde » qui invitait tout un chacun à prendre le chemin des routes et à faire « la Grève générale à vie ». Le sommaire de la revue était également largement ouvert à tout vagabond désirant publier son expérience ou ses opinions. Vendue 30 pfennigs et offerte à tout vagabond désirant l’obtenir, Der Kunde parut à raison de quatre sorties annuelles, de 1927 à 1932, dans une relative discrétion puisque son tirage était généralement limité à 1 000 exemplaires. Ce qui n’empêcha pas la revue, dans le contexte anti-communiste que connaissait l’Allemagne, d’être interdite et confisquée par l’État dès son premier numéro. Trois autres numéros connurent le même sort. À la fin du printemps 1929, Gog et ses amis artistes organisèrent à Stuttgart le premier Congrès international des Vagabonds, auquel participèrent environ 500 personnes, dont quelques noms connus de l’époque, tel que Theodor Lessing (dont j’ai déjà parlé ici).

Hans Bönnighausen, artiste vagabond, 1927.
Case extraite des Nébulaires de Denis Deprez, Fréon, 1993.
À gauche, peinture de Hans Tombrock, à droite couverte de Frigorevue #4 par Olivier Deprez, 1995.

Comme je l’ai rappelé plus haut, sous Weimar, beaucoup d’étrangers venaient en Allemagne pour profiter des avantages que leur procurait un climat économique exceptionnel. C’est l’une des raisons pour laquelle de nombreux correspondants se sont à cette époque établis en Allemagne et que de très nombreux articles et commentaires nous sont restés. Ce congrès fut par exemple rapporté dans le journal français « Dimanche Illustré » du 23 juin 1929, dans un article signé Jean Stylo, particulièrement abject de mépris et de condescendance :

« Les Allemands ont le génie de l’organisation. Une preuve nouvelle nous en est fournie par le congrès qui vient de se tenir à Stuttgart, sur l’initiative d’un certain Gregor Gog, lequel s’est fait l’apôtre du vagabondage et le défenseur des vagabonds. Ce congrès a réuni deux cents délégués, qui, bien entendu, étaient venus à pied, mais n’ont pas cru, cependant, devoir coucher sous les ponts. Les séances furent marquées par une correction, un calme parfaits. Pas une seule fois, le président ne fut amené à traiter un récalcitrant de « va-nu-pieds ». Gregor Gog prononça un éloquent discours, où il célébra la fraternité des vagabonds. Vous qui vous rencontrez, leur dit-il, sur tous les chemins de la vie, aidez-vous, aimez-vous ! Vous formez une élite, puisque vous êtes des hommes libres au milieu d’esclaves attachés au piquet. Soyez fiers d’être des vagabonds ! Un avocat, lequel a un domicile, fit une conférence sur les droits de la corporation. À la manière de Sieyès, il proclama : Qu’est le vagabond dans la société actuelle ? Rien ! Que doit-il être ? Quelque chose, voire quelqu’un ! Et il annonça la création d’un office juridique auquel les « errants » pourront s’adresser pour faire redresser les abus de pouvoir dont ils sont parfois les victimes. Enfin, le congrès discuta, pour l’améliorer et assurer sa prompte réalisation, un projet qui consiste à créer, le long des routes, des auberges où les « trimardeurs » trouveront une hospitalité discrète et économique. Bref, le vagabondage s’embourgeoise, comme le reste. Et, bientôt, il sera une situation de tout repos, encore qu’elle oblige ses professionnels, voire ses amateurs, à de longues et fatigantes randonnées. N’importe, le vagabondage est un métier, si j’ose dire, qui se perd… Les vocations nouvelles se font de plus en plus rares. Notre époque est, en effet, sévère pour les irréguliers, les fantaisistes, quels qu’ils soient : il faut avoir, dans l’immense usine sociale, sa place, grande ou petite, et la liberté est devenue un luxe difficile. Certes, on rencontre encore des chemineaux le long des routes, mais ils datent d’un temps révolu. Ce sont des vétérans, des ancêtres ; les jeunes refusent d’entrer dans la carrière, bien qu’on soit certain d’y faire toujours son chemin. Je ne suis pas de ceux qui s’obstinent à trouver une sorte de charme romanesque à la pseudo-liberté d’un vagabondage crasseux et malodorant. Jean Richepin a glorifié les chemineaux, les opposant dans de grandiloquentes tirades aux « enchaînés » de la vie régulière. Poésie creuse que celle-là, comme est creux l’estomac des éternels pèlerins de la grand’route ! Le vagabondage, le vrai, manque de beauté comme de bien d’autres choses. Il a été pendant longtemps la plaie des campagnes, car ces inconnus à face terreuse, qui passent, le soir, devant les fermes, ne sont pas toujours des résignés, des pacifiques ; plus d’un est prêt à voler ou à faire pis encore, s’il en trouve l’occasion. Aussi la fermière est-elle heureuse de les voir disparaître au premier tournant du chemin. Cependant, il est un vagabondage qui grandit, qui prospère à vue d’œil : c’est celui des riches. Eux seuls peuvent s’offrir le luxe de cette liberté dont a parlé Gregor Gog à Stuttgart. C’est en auto qu’ils errent sur les routes, risquant d’ailleurs, eux aussi, de recevoir des coups de fusil au cours de leurs pérégrinations, mais ces « coups de fusil », ils n’ont à les craindre que de certains « hôteliers ».

 

 

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18 août 2015 2 18 /08 /août /2015 10:15

Au fil du temps, le mot libéralisme a connu de nombreuses et différentes acceptions, si bien qu’aujourd’hui, extrait de son contexte, le mot libéralisme ne veut plus rien dire – ou disons plutôt qu’il parvient à tout dire et son contraire. Définir un courant politique devient encore plus complexe à définir lorsqu’il est composé de deux mots, comme avec le terme sociale-démocratie, par exemple, ou encore avec le mot socialisme, qui accolé au mot prussianité par Spengler dès 1920 s’éloigne déjà fortement de sa définition de base, se rapprochant plutôt de l’expression national-socialisme, chère à Arthur Moeller van den Bruck. Un national-socialisme qui, dès le début, comme le démontra la thèse de Luc Ferry, soumettra des lois non pas nationales ou socialistes, mais belles et bien « écologistes ».

Ce que Social-Chrétien voulait aussi dire

Nous pourrions en dire de même pour la formule social-chrétien. C’est en Allemagne, que le pasteur Adolf Stöcker, en 1878, fonda le Christlich-soziale Partei, le parti social-chrétien. Le programme de ce parti mettait l’accent sur la création de coopératives professionnelles obligatoires, la régulation du système d’apprentissage, l’arbitrage commercial obligatoire pour les veuves et les orphelins, les handicapés et les fonds de pension, l’impôt progressif sur le revenu et l’impôt sur les successions. Mais son argument principal et son premier message était surtout un antisémitisme acharné et sans finesses.

Adolf Stöcker

Adolf Stöcker

Adolf Stöcker ce fit connaitre durant la guerre de 70 en tant que petit aumônier particulièrement zélé. Ses sermons patriotiques étaient si pénétrés qu’ils arrivèrent dit-on jusqu’aux oreilles de l’Empereur. Fort de cette notoriété inattendue, Stöcker se politisa en se donnant pour mission de sauver le peuple allemand, qu’il jugeait menacé par la subversion du libéralisme. Un seul et unique salut à ses yeux, la restauration de l’ordre ancien : Patrie, monarchie, armée et église comme garants d’une vie allemande réussie. Pour Stöcker, le principal ennemi de ce programme était le libéralisme, qui bien entendu était une invention du judaïsme.

Après Adolf Stöcker, le Christlich-soziale Partei fut principalement dirigé, de sa création en 1878 jusqu’à sa dissolution en 1918, par des présidents de triste mémoire comme Franz Behrens, Wilhelm Philipps et Georg Burckhardt…

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22 juillet 2015 3 22 /07 /juillet /2015 16:04

Fritz Haber reçut le prix Nobel de chimie 1918 pour ses travaux sur la synthèse de l’ammoniac. Cette découverte majeure permit de fabriquer des engrais en suffisance, ce qui contribua à éradiquer de nombreuses famines dans le monde. Si, en 1920, à cause des exactions qu’il avait commises durant la guerre, Haber est allé chercher son prix à Stockholm sous les huées, tout le monde s’accorde néanmoins pour dire que sa découverte de la synthèse de l’ammoniac fut une avancée scientifique sans précédent pour le bien de l’humanité. Cette production d’azote liquide fut produite grâce à ce que l’on appelle communément le procédé Haber-Bosch. C’est la célèbre firme BASF qui, dès l’année 1912, exploita le procédé dans ses usines de la ville d’Oppau, près de Ludwigshafen, dans le land de Rhénanie-Palatinat. Tout cela n’était pas sans danger, le 21 septembre 1921 se produisit une explosion redoutable. Un silo contenant près de 4000 tonnes d’engrais de synthèse explosa en soufflant l’usine et une partie du village. Ce fut sans conteste l’une des plus importantes catastrophes industrielles de l’Allemagne, avec plus de cinq cents morts et près de deux mille blessés. Plus proche de nous, en 2001, un 21 septembre également, l’usine AZF de Toulouse connut le même type d’accident.

Le site industriel de Oppau en 1921

Le site industriel de Oppau en 1921

On le constate, les inventions apportent toujours leurs lots de bonnes choses, mais aussi de dérives et de catastrophes. L’histoire n’étant jamais simple avec Fritz Haber, revenons un instant sur les dérives déjà perceptibles avant la découverte de l’ammoniac de synthèse. Avant Haber, l’Allemagne utilisait en grande majorité le guano importé des falaises chiliennes et péruviennes. Jusqu’en 1913, plus d’un tiers de la production annuelle de guano chilien était acheté par l’Allemagne pour parfaire ses besoins industriels et agricoles. En réalité, chaque pays usait de ressources particulières. C’est ainsi que pour ses rizières, la Chine préférait les excréments humains ; les grandes villes françaises, le crottin de cheval pour ses parcs et jardins ; les Américains, les os de bisons.

La solution américaine au problème de la ferilisation des terres.

La solution américaine au problème de la ferilisation des terres.

Mais si l’on en croit les affirmations du grand chimiste allemand Justus von Liebig (1803-1873), la dérive capitaliste la plus effarante serait à trouver du côté de l’Angleterre, qui misa quant à elle sur les os humains… C’est en tout cas ce que Liebig avançait lorsqu’il dénonçait les vols d’innombrables squelettes dans plusieurs cimetières européens, vols qu’il attribuait à des équipes anglaises de fossoyeurs clandestins qui sillonnaient selon lui les cimetières allemands dans le but de moudre les os pour la fertilisation des terres anglaises. S’il est un fait avéré que des bandes bien connues sous le nom de Resurrectionists ont développé un important trafic de cadavres durant les XVIIIe et XIXe siècles, nous savons peu de choses à propos des exactions de ces bandes organisées sur le territoire allemand. Liebig affirmait que les Resurrectionists auraient réussi à dépouiller près de quatre millions de squelettes en Europe.

Resurrectionists, gravure de Hablot Knight Browne datant de 1847.

Resurrectionists, gravure de Hablot Knight Browne datant de 1847.

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12 juillet 2015 7 12 /07 /juillet /2015 13:37
Comment la presse a-t-elle créé Einstein ?

La légende raconte qu’une fois sa théorie confirmée par les observations d’Eddington, Albert Einstein est devenu, du jour au lendemain, dès la matinée du 7 novembre 1919, le plus célèbre des scientifiques. S’il est vrai qu’Einstein connut une célébrité mondiale en moins de cinq semaines, le phénomène, lorsque l’on s’y penche un peu, ne manque pas de sel et démontre à quel point la presse créait pour sa propre subsistance – mais Karl Kraus ne le martelait-il déjà pas depuis près de vingt ans ? – des histoires et des sagas de façon aléatoires et maladroites, tout en s’irritant bien sûr, qu’on puisse lui faire remarquer que ses histoires développaient de perverses propriétés performatives qui influaient sur les esprits et la réalité du monde.

Le 7 novembre 1919, le quotidien anglais The Times fut le premier à porter Einstein aux nues en titrant l’un de ses articles : « Une révolution scientifique : Une nouvelle théorie de l’Univers, les idées de Newton renversées ». Chose étrange, Le New York Times, qui lui aussi avait envoyé un correspondant à la conférence de presse d’Eddington à la Royal Astronomical Society de Londres, ne parla d’Einstein que trois jours plus tard. Vu la complexité de la théorie de l’Univers, on pourrait penser que le correspondant du NYT ait préféré prendre son temps pour assimiler au mieux tout ce dont il allait rendre compte. C’est en quelque sorte ce qui arriva. Le correspondant Henry Crouch fut en effet quelque peu perdu lors de la présentation des conclusions d’Eddington. À cela rien de très étrange, car la théorie d’Einstein était à cette époque – elle l’est d’ailleurs toujours un peu – particulièrement difficile à expliquer. En témoigne cette célèbre boutade d’Eddington, qui à la question : Est-ce vrai que seules trois personnes au monde sont capables de comprendre la théorie d’Einstein ? répondit : Ah bon ? Mais quelle est donc la troisième ?

Conscient de ses inaptitudes, le correspondant du New York Times Crouch, qui avait été envoyé à Londres avec la mission de revenir avec une page entière, sécha la conférence de presse, préférant attendre l’article du Times afin de le réécrire à sa mode. Henry Crouch avait bien plus de circonstances atténuantes que l’on pourrait le croire : la rédaction de son journal l’avait choisi un peu au hasard, lui, le correspondant sportif, grand spécialiste du golf… L’article du Times, s’il se faisait fort élogieux, était malheureusement plutôt laconique sur la théorie en tant que telle ; Crouch perdit un jour. Le correspondant sportif ne se démonta pas pour autant et obtint un entretien téléphonique avec Eddington le 8 novembre. Celui-ci lui expliqua en substance la théorie d’Einstein, mais Crouch n’y entendit « que du souahéli ». Le 9, il dût rappeler Eddington et lui demander de lui réexpliquer la chose plus simplement. Voilà pourquoi et dans quelles circonstances la Une du New York Times ne traita de la découverte d’Einstein que trois jours après la presse européenne.

Le titre de l'article du correspondant sportif Henry Crouch dans l'édition du 10 novembre 1919 du New York Times.

Le titre de l'article du correspondant sportif Henry Crouch dans l'édition du 10 novembre 1919 du New York Times.

Pour couvrir la découverte d’Einstein, le Manchester Guardian n’envoya pas l’un de ses journalistes sportifs, mais son critique musical Samuel Langford. Sa maîtrise de l’allemand avait été jugée suffisante pour aller à la rencontre d’Einstein. Quand Langford revint de la conférence d’Einstein donnée à Berlin, à un collègue de sa rédaction qui lui demandait ce qu’il pensait de toute cette affaire, il répondit : « Des lieux communs, mon vieux ! Rien que des lieux communs ! ».

Au début de la frénésie médiatique, les articles anglais restèrent relativement courtois envers Einstein, tandis que les journaux américains se montrèrent beaucoup plus critiques. Après la publication d’articles composés par ses propres rédacteurs, la presse alimenta son nouveau feuilleton avec les avis de grandes personnalités de la science. Einstein avait pour lui Eddington, bien sûr, le physicien londonien Oliver Heaviside, Planck, Lorentz, Warburg, von Laue, Meyer, Arrhenius, Born, Haber, Whitehead (même si ce dernier finit par douter que la théorie de la relativité soit définitive) et quelques autres grands noms. Vinrent ensuite les littérateurs, comme Bernard Shaw et H.G. Wells, qui affirmaient qu’Einstein avait effectué une véritable révolution.

La première photo en Une pour Einstein date du 14 décembre 1919. C’est la première fois que la presse allemande, qui s’est montrée très critique depuis le 7 novembre, s’allie à la presse étrangère pour encenser Einstein. Il est présenté comme aussi important que Kepler, Copernic et Newton.

La première photo en Une pour Einstein date du 14 décembre 1919. C’est la première fois que la presse allemande, qui s’est montrée très critique depuis le 7 novembre, s’allie à la presse étrangère pour encenser Einstein. Il est présenté comme aussi important que Kepler, Copernic et Newton.

Mais le camp des sceptiques était bien plus important et de nombreux scientifiques ne s’empêchèrent aucune impolitesse pour discréditer les travaux d’Einstein. À la lecture des conclusions d’Eddington, l’astronome américain Poor avançait qu’il avait eu l’impression d’avoir pris le thé avec le chapelier fou de Carroll. Le New York Times radicalisa sa position en se demandant dans son éditorial : « Einstein n’aurait-il pas pêché l’idée de la quatrième dimension dans La machine à remonter le temps de H.G. Wells ? » Le directeur du département d’astronomie de l’Université de Chicago s’interrogeait sérieusement sur les réelles compétences d’Einstein. L’ingénieur français Gillette se moqua que le monde puisse ainsi s’intéresser aux délires d’un violoniste victime de coliques mentales, prétendant que « d’ici 1940, on considérera la relativité comme une plaisanterie ».  Le député de la chambre des Communes Arthur Lynch considérera Einstein comme un imposteur historique, allant jusqu’à écrire un livre qui réfutait la relativité. Vinrent ensuite Henri Poincaré, le Nobel de mathématiques Gaston Darboux, Nikola Tesla, Ernst Mach…  

Bientôt ce ne fut plus la théorie que l’on attaqua, mais la célébrité d’Einstein. Et après la célébrité, on évita la question scientifique et c’est l’homme qui fut le centre des débats. « Science juive ! » commencèrent à titrer la presse allemande sous l’influence du Nobel de physique Philipp Lenard, qui se plaisait à déclarer, début 1920 : « Le juif est manifestement incapable de comprendre la vérité, contrairement au chercheur aryen qui manifeste un désir sérieux et consciencieux de l’atteindre ». L’affaire médiatique atteignit son summum lorsqu’elle accepta de publier une carte blanche à un certain Rudolph Leibus qui offrait une récompense à qui assassinerait le juif Albert Einstein1.

 

1. Leibus fut condamné pour cela un an plus tard, en 1921. Il reçut une amende de 60 Reichsmarks, soit 16 dollars de l’époque.

Philipp Lenard, Prix Nobel de physique 1905.

Philipp Lenard, Prix Nobel de physique 1905.

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17 mai 2015 7 17 /05 /mai /2015 19:27

Lorsque l’on se penche de près sur la biographie de Paul de Lagarde, il est frappant de constater à quel point ce personnage était paranoïaque, psychiquement perturbé, et à quel point aussi sa parole fut tout de même entendue et appliquée en tant que programme politique. Nous connaissons tous aujourd’hui des personnages médiatiques qui ne s’expriment que par une déploration acariâtre et tourmentée, pour ne pas la qualifier de paranoïaque. Ces ultraréactionnaires sont heureusement majoritairement dépréciés et leurs propos, s’ils trouvent de plus en plus d’échos, ne sont pas prêts de s’imposer. Point commun troublant, c’est exactement avec la même réserve que fut reçue la pensée de Paul de Lagarde par ses contemporains allemands, dans les années 1860 à 1890.

Il s’est cependant produit quelque chose d’inattendu quelques années après sa mort. Trente ans plus tard, les nazis allaient envisager Paul de Lagarde comme l’un des plus importants théoriciens réactionnaires du XIXe siècle. Lagarde, et avec lui, quelques autres penseurs du XIXe siècle, comme Wilhelm Heinrich Riehl, Houston Stewart Chamberlain, Julius Langbehn, Arthur Moeller van den Bruck et – dans une moindre mesure – Nietzsche, n’ont pas seulement fourni au national-socialisme certaines de ses principales « idées forces », mais ils ont aussi préparé des multitudes d’Allemands à croire les promesses pseudo-religieuses de rédemption faites par Hitler après que l’Allemagne eut subi les coups de la défaite, de l’humiliation et des désastres économiques.

Paul de Lagarde

Paul de Lagarde

Comme le rappelle très justement l’historien et filleul de Fritz Haber Fritz Stern1, Paul de Lagarde a mérité de rester dans les mémoires parce qu’il fut l’un des premiers à percevoir l’existence d’une crise culturelle dans l’Allemagne impériale. Sa parole, méchante autant que folle, a gagné un nombre considérable d’esprits parce qu’elle a su prédire à la fois ce qui allait advenir à toute une culture mais aussi parce qu’elle a su prévoir ce que serraient les aspirations d’un peuple désenchanté. En 1878, Lagarde en appelait à l’avènement d’un Führer pour son idéal pangermaniste Grossdeutschland ; sous Weimar, époque de la renaissance de Lagarde, l’Allemagne a cru trouvé en lui son prophète national. Même une partie des intellectuels juifs-allemands fut séduite par ses propositions qui aujourd’hui, nous feraient froid dans le dos tant nous savons trop ce que de tels ressentiments mauvais peuvent donner. Comme le rappelle Fritz Stern, Lagarde n’a pas réellement été pris comme source d’inspiration des nationaux-socialistes, les nazis l’ont au contraire utilisé comme une légitimation spirituelle, comme un manteau de respectabilité. C’est à croire que tout le monde le lisait mais que personne ne souhaitait véritablement le comprendre. Sa prose n’était pourtant aucunement ambiguë. Il est parfois des prophéties qui se réalisent parce que quelques individus déterminés ne souhaitent rien d’autre. Et la foi dans les annonces prophétiques de se répandre dans une société avec une telle conviction que les prévisions, par une sorte de cécité maladivement affective, se substituent en constats et agissent un temps sur une société comme un placebo.

Le prochain article développera les idées phares de Paul de Lagarde.

 

(1) Pour une analyse détaillée de la pensée de Paul de Lagarde ainsi qu’une biographie documentée, voir Politique & Désespoir de Fritz Stern – Armand Colin 1990.

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11 mai 2015 1 11 /05 /mai /2015 17:40
Caricature du chancelier Heinrich Brüning qui, le 18 Juillet 1930, usa de l’article §48 afin d'adopter son programme d’impôt et dissoudre le Reichstag.

Caricature du chancelier Heinrich Brüning qui, le 18 Juillet 1930, usa de l’article §48 afin d'adopter son programme d’impôt et dissoudre le Reichstag.

Je profite de ce jour qui a presque vu pour la première fois un membre de la N-VA être appelé à assurer les fonctions de chef du gouvernement belge, pour faire remarquer – avec toute l’ironie que cela suppose, bien entendu – qu’il n’existe étrangement toujours pas de page en langue française au sein de l’encyclopédie Wikipedia traitant de l’« Article 48 de la constitution de Weimar ».

 

L’usage de l’article §48 est pourtant l’un des faits les plus marquants de la république de Weimar.

En effet, de nombreux troubles politiques des années 1919 à 1924, comme la crise de la Ruhr ou l’hyperinflation, ont fourni l’occasion d’un usage répété de l’article 48. Le voici traduit dans son intégralité :

Si un Land ne remplit pas les devoirs qui lui incombent en vertu de la Constitution et des lois du Reich, le président du Reich peut l'y contraindre en utilisant la force.

Le président du Reich peut, lorsque la sûreté et l'ordre public sont gravement troublés ou compromis au sein du Reich, prendre les mesures nécessaires à leur rétablissement ; en cas de besoin, il peut recourir à la force. A cette fin, il peut suspendre totalement ou partiellement l'exercice des droits fondamentaux garantis aux articles 114, 115, 117, 118, 123, 124 et 153.

Le président du Reich doit sans retard communiquer au Reichstag toutes les mesures prises en application du premier ou du deuxième alinéa du présent article. Ces mesures doivent être abrogées à la demande du Reichstag.

En cas de danger, le gouvernement d'un Land peut, sur son territoire, prendre des mesures provisoires analogues à celles mentionnées à l'alinéa 2. Ces mesures doivent être abrogées à la demande du président du Reich ou du Reichstag.

Les modalités sont fixées par une loi du Reich.

 

Inutile de préciser toute la dangerosité de cet article 48 ; on connaît en particulier les conséquences désastreuses qu’il apporta dans le basculement définitif du régime de Weimar vers la dictature nazie.

Sous la République, l’article 48 fut utilisé à plus de 250 occasions et, à partir des années 30, suite à l’arrivée au pouvoir de Brüning, le fonctionnement des institutions reposa principalement sur son application.

 

L’utilisation généralisée de l’article 48 comme instrument para-législatif se radicalise en effet en 1930 lorsqu’advient l’effondrement de la grande coalition qui rassemblait les partis favorables à la République ainsi que la démission du chancelier Müller, le 27 mars 1930. Le chancelier Brüning, leader du Zentrum au Reichstag, mais également ancien officier de l’armée avec laquelle il conserve des liens, prend la tête d’un cabinet minoritaire quelques jours plus tard, et annonce clairement l’orientation politique antiparlementaire de son gouvernement.

De l’importance capitale de l’article §48 de la Constitution de Weimar

Vint ensuite le célèbre « Coup de Prusse » du 20 juillet 1932. Les élections d’avril 1932, au Landtag (Parlement prussien), qui voient la coalisation gouvernementale SPD-Zentrum s’affaiblir considérablement tandis que les partis communistes et nazis remportent une large victoire, laissent le Landtag sans véritable majorité. Peu auparavant, en prévoyance du cas où les nazis pourraient obtenir la majorité au Landtag prussien, la coalition gouvernementale encore au pouvoir en Prusse avait modifié le régime électoral en vigueur en exigeant désormais la majorité absolue des suffrages pour élire le ministre-président du Land. C’est pourquoi, en dépit de la très forte hausse des votes en faveur du parti nazi, celui-là ne peut donc obtenir la majorité suffisante pour fonder un nouveau gouvernement, et le cabinet Braun-Severing demeure donc en place pour expédier les affaires courantes. Dans ce contexte, le chancelier von Papen profite de l’occasion donnée par les affrontements d’Altona du 17 juillet 1932, qui opposent communistes et nazis et provoquent plusieurs morts, pour appliquer un plan qui avait déjà vu le jour sous Brüning et qui vise clairement à imposer l’administration directe du Reich sur le Land prussien. Le 20 juillet 1932, von Papen obtient du président Hindenbourg qu’il use de l’article 48 en vue de promulguer une ordonnance qui, dans l’objectif de « rétablir l’ordre public et la sécurité publique sur le territoire de la Prusse », investisse le chancelier du Reich de la fonction de « commissaire du Reich pour le Land de la Prusse » pour une période indéterminée. Investi de sa nouvelle fonction, von Papen destitue les ministres prussiens de l’ancien gouvernement, tandis que l’état de siège est proclamé dans toute la Prusse. Le gouvernement destitué, ainsi que d’autres Länder, décident de déposer un recours devant la Cour de Leipzig ( Staatsgerichtshof ) – qui rendra un jugement mitigé, en reconnaissant au commissaire du Reich le droit d’administrer le Land, tandis que le gouvernement destitué était admis comme seul représentant de la Prusse auprès du Reich ou des autres Lander.

Ainsi, il est certain que les pouvoirs de crise ont lourdement contribué au basculement du système parlementaire vers un gouvernement présidentiel qui laisse peu à peu glisser le régime vers l’autoritarisme.

 

Cet article reprend en grande partie des passages de la thèse de doctorat de philosophie de Marie Goupy titrée : L'essor de la théorie juridico-politique sur l'état d'exception dans l'entre-deux guerres en France et en Allemagne : une genese de l'état d'exception comme enjeu pour la démocratie"

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2 novembre 2013 6 02 /11 /novembre /2013 11:32

cahiersJuifs1933.jpg

 

En septembre 1933, Joseph Roth publiait dans les Cahiers juifs un article qui répondait aux autodafés nazis initiés en mai.

 

En ce qui concerne les Junkers prussiens, le monde civilisé se rend compte quʼils savent tout juste lire et écrire ; un de leurs représentants, le président Hindenburg, a publiquement reconnu que JRothde sa vie il nʼavait jamais lu de livre. Cependant, soit dit en passant, ce fut cette statue, antique depuis sa première jeunesse, que les ouvriers, sociaux-

démocrates, journalistes, artistes, Juifs, adorèrent pendant la guerre et que le peuple allemand (ouvriers, Juifs, journalistes, artistes, sociaux-démocrates) élut à deux reprises, après la guerre, président du Reich. Un peuple qui élit pour chef suprême une statue nʼayant jamais lu un livre est-il si loin de brûler les livres eux-mêmes? Et les écrivains, savants et philosophes juifs qui élurent Hindenburg, ont-ils réellement le droit de se plaindre du bûcher sur lequel grillent maintenant nos pensées ?[1]


[1] Extrait de Joseph Roth à Berlin - Les Belles Lettres 2013.

 

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13 février 2012 1 13 /02 /février /2012 12:14

Je profite de l’intéressante question posée par Pascal, pour éclaircir la scène dans laquelle j’ai placé Haber en relation avec l’art et la culture de son temps, dans les pages 74 à 77 du tome II. Avant toute chose, cette scène de salon dans la villa de Haber, pages 71 à 92, est à mettre en écho avec celle qui précède chez Mme von Guilleaume, pages 33 à 41. Ces deux scènes de salons s’opposent. La première, celle qui se déroule chez Mme von Guilleaume, déploie une ambiance de salon classique, empreinte de manières et d’élégances. La seconde, chez Haber, est vulgaire, cynique, s’inaugure et se termine sur un désastre. 

Henriette.jpg

Henriette Herz

Tenue par une grande bourgeoise d’origine juive, la réception de Mme von Guilleaume se réfère directement à l’âge d’or des mondanités berlinoises du début du XIXe siècle, quand Rahel Levin (future Rahel Varnhagen) et Henriette Herz, premières femmes de l’émancipation juive devenues célèbres, invitaient chez elles les plus grands esprits allemands de leur temps, tels que les princes, les savants, les officiers, ou tout ce que l’époque romantique allemande comptait comme personnalités illustres, des frères von Humbold à Schlegel en passant par Goethe. Souvent tenus par des femmes, ces rendez-vous spirituels et culturels étaient appréciés pour leur haute tenue intellectuelle. Dans les années 1790-1815, les salonnières juives étaient bien entendu tolérées par l’élite prussienne pour leurs dispositions à s’éloigner de l’Ancien Testament au profit du Nouveau, une considération douteuse mais néanmoins largement partagée en Prusse, et qui se confirme dans plusieurs correspondances des personnalités qui fréquentaient ces cercles, comme celle de Jean-Paul par exemple. Ce moment singulier, qui ne dura que peu de temps, reste une période unique dans l’histoire des Juifs et des Allemands.

Dans le salon organisé par Ella von Guilleaume, tous les protagonistes (Harden, Koppel, Rathenau, Hofmannsthal) sont issus de la communauté juive, excepté le prince Guido Henckel von Donnersmarck, marié à une salonnière juive, Esther Lachmann et Eberhard von Bodenhausen, historien d’art influent. La scène du salon d’Ella von Guilleaume, comme je l’ai imaginée, peut donc se lire comme l’une des dernières répliques de ce temps béni du début des années 1800. Mais, on l’aura compris, un siècle plus tard, ce type de salon n’était fréquenté que par des Juifs de Cour ou de rares philosémites.

La réception chez Haber est tout autre. Les invités ne sont pas ici choisis pour leur esprit mais pour l’intérêt tout pragmatique que leur porte Haber. Ici, pas de Hofmannsthal, mais des collègues, des industriels. Clara Haber, dépressive, ne s’est pas mise en toilette, et dès son entrée, Bernthsen, directeur à la BASF, se méprend et se persuade qu’elle est la bonne de maison. Quant à Haber, le lecteur très attentif et perspicace devinera, par le mauvais goût de son mobilier qui côtoie certaines pièces très modernes, voire avant-gardistes, telles sa peinture de Max Pechstein ou encore sa lampe de l’école Behrens, que nous sommes dans le salon d’un homme parvenu, qui désire persuader son entourage qu’il est un homme en phase avec son temps. Rahel.jpg

Rahel Levin

 

Je ne sais pas si Haber possédait un Pechstein, vraisemblablement pas. Par ce choix, j’ai voulu souligner le fait que Haber, s’il fut considéré par beaucoup comme un ambitieux pugnace, fut probablement aussi un arriviste au sens culturel. Devant son tableau, qu’il ne parvient pas à défendre, tout juste en précise-t-il sa valeur marchande (je n’ai par ailleurs pas réussi à me procurer de sources confirmant la cote de Pechstein en 1912, peut-être n’était-il pas si cher que cela…). Haber n’était certainement pas, au grand contraire de Rathenau, un homme d’avant-garde. Ses auteurs de chevet étaient Goethe, Carlyle, ou encore Schiller, pour lequel des larmes lui venaient. Quant à ses lectures contemporaines, elles se résumaient à quelques romans populaires ou aux intrigues policières. Rien de plus étranger à ce que pouvait apprécier Rathenau, qui était, lui, un esthète internationalement reconnu.

Ces deux scènes de salon, l’une nostalgique d’une érudition et d’une spiritualité perdues, l’autre tristement plate et moderne (moderne dans le sens de la fragmentation des individus), sont selon moi les deux types de société représentatives de l’Allemagne bourgeoise d’avant-guerre. Il ne faut pas y voir une charge particulière contre Haber mais un prétexte pour tenter de traduire ce qu’était la société prussienne de cette époque. Je consacrerai bientôt un prochain article aux goûts culturels de Rathenau.

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