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9 juillet 2015 4 09 /07 /juillet /2015 10:50

En cette semaine où le destin de la Grèce atteint un nouveau seuil critique, voici ce que disait Walter Rathenau en décembre 1918, dans une lettre adressée au colonel House et destinée à être lue par le président des États-Unis Wilson.

 

Jamais, depuis le début de l’Histoire, trois hommes d’État n’ont exercé un pouvoir pareil à celui dont sont aujourd’hui Wilson, Clemenceau et Lloyd George. Jamais depuis le début de l’Histoire, la vie et la mort d’un peuple vigoureux, intelligent, actif, n’ont ainsi dépendu de la seule décision de quelques hommes.

Aujourd’hui, nous voici acculés à un anéantissement inévitable si l’Allemagne doit être mutilée suivant la volonté de ceux qui la haïssent. Car il faut le proclamer tout haut, d’une voix claire et forte, afin que tous les peuples et toutes les races, celles d’à présent et celles d’avenir, entendent cette chose terrible : ce qui nous menace, ce que la haine veut nous imposer, c’est l’anéantissement de la vie allemande, aujourd’hui et pour toujours.

Rathenau

Rathenau

Wilson, Clemenceau et Lloyd George se montrèrent finalement intransigeants. En avril 1921, l’Allemagne fut soumise à des restrictions militaires, économiques et financières, contrainte d’abandonner ses territoires coloniaux et surtout forcée de payer des indemnités de guerre s’élevant à 132 milliards de marks-or. Cette décision provoqua une crise jamais vécue en Allemagne, qui vit dans un premier temps les extrêmes politiques s’affronter. Le vainqueur est connu. En 1945, à Postdam, la dette de l’Allemagne fut majorée de 20 milliards de reichsmarks, la plupart de son industrie spoliée et 4 millions de citoyens allemands furent embrigadés de force pour des travaux dits de réparation, en Union soviétique et dans plusieurs pays alliés. En 1953, après avoir remboursé près de 23 milliards de marks-or, la dette de l’Allemagne fut réduite de moitié. Le dernier paiement, de 70 millions €, fut effectué le 3 octobre 2010.

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22 juin 2015 1 22 /06 /juin /2015 10:04

Dans sa lettre ouverte adressée aux Américains, parue dans l’édition du dimanche 13 septembre 1914 du New York Sun, Bernard Dernburg justifie l’invasion de la Belgique par l’Allemagne en revenant sur la suite des nombreuses « humiliations » qu’auraient enduré le peuple allemand depuis La Guerre de Cent Ans. Il vante le pacifisme allemand et ne tarit pas d’éloges sur les qualités d’un peuple incompris, en faisant par exemple référence, sans le citer, aux récentes découvertes de Fritz Haber : « Un des plus grands mérite de l’Allemagne a été de développer l’agriculture au même titre que les beaux-arts. Par là, nous avons donné à notre pays la possibilité de se suffire à lui-même ; il peut presque se passer des denrées et des produits alimentaires de l’étranger. A tous ces divers travaux, le Kaiser a apporté la plus grande activité et témoigné le plus vif intérêt. »

Dernburg entouré à gauche, de Clemens von Delbrück, qui fut dès 1909 vice-chancelier et secrétaire de l'Intérieur de l’Empire puis, après la guerre, le fondateur du Parti national du peuple allemand et à droite de l’ingénieur militaire Ferdinand von Zeppelin.

Dernburg entouré à gauche, de Clemens von Delbrück, qui fut dès 1909 vice-chancelier et secrétaire de l'Intérieur de l’Empire puis, après la guerre, le fondateur du Parti national du peuple allemand et à droite de l’ingénieur militaire Ferdinand von Zeppelin.

Quand j’arrivais à New-York, voici quinze jours, je fus fort surpris de lire sur les journaux de grosses en­têtes, telles que « la guerre du kaiser », « l’armée du kaiser », « le kaiser battu », etc... Je crus tout d’abord qu’il y avait là une sorte d’abréviation et que le nom du kaiser était mis à la place de celui de l’Allemagne dans cette guerre, que nous avons été contraints d’entreprendre. Je vis bientôt cependant que l’on voulait dire quelque chose de tout à fait différent et qu’une grande partie du peuple américain était d’avis que l’empereur était plus ou moins responsable de la déclaration de guerre. L’opi­nion des Etats-Unis était que le peuple allemand, qu’elle connaît cependant pour être bon et pacifique, avait été entraîné dans la guerre grâce aux institutions autocra­tiques particulières à l’Allemagne, le militarisme notam­ment.

J’estime donc intéressant d’expliquer ici les bases constitutionnelles sur lesquelles reposent nos institutions. L’empire allemand est l’union de tous les Etats qui appartenaient auparavant à la Confédération germa­nique, à l’exception de l’Autriche. L’article XI de la constitution allemande dit : « la Confédération sera pré­sidée par le roi de Prusse dont le titre est Deüstcher Kaiser ». Il y a entre la constitution allemande et la constitution des Etats-Unis une grande similitude ; cette dernière est également la réunion d’un certain nombre d’Etats indépendants, qui ont cédé une partie de leur souveraineté au représentant de l’Union. Mais le Kaiser a beau représenter l’empire dans ses relations avec l’étranger, il ne peut cependant pas déclarer la guerre’ au nom de l’empire sans le consentement au Bundesrat de 54 votes égaux. L’empereur, par ses pouvoirs de roi de Prusse, a seulement 17 votes. Il s’ensuit que l’Empereur ne pouvait pas et, en fait, n’a pas déclaré la guerre de son propre chef. Il avait à obtenir et a, en fait, obtenu le consentement de ses alliés représentés par le Conseil Fédéral. Ce consentement fut unanime. Or c’était, à franchir, un obstacle beaucoup plus grand que le con­trôle placé par la constitution des Etats-Unis entre les mains du Président, lequel, parmi tous les plus grands monarques de la terre, concentre en lui-même le plus grand pouvoir.

Donc, le Kaiser allemand, pas plus que le Président des Etats-Unis, ne peut faire la guerre quand il lui plaît. Pas davantage l’empereur n’est ce qu’on l’appelle ici, je veux dire « le Seigneur de la guerre ». Il n’a pas la dis­position, il n’a pas le commandement absolu des forces de l’armée entière allemande. L’article 66 de notre Cons­titution dit que les princes allemands, et plus spéciale­ment les rois de Bavière, de Wurtemberg et de Saxe, sont les chefs des troupes appartenant à leur territoire (6 corps d’armée sur 24 en temps de paix). Ils nomment les officiers de ces troupes, ils ont le droit d’inspecter ces troupes, etc... En conséquence, la disposition absolue de l’armée allemande passe au Kaiser seulement au moment où ce consentement de ses alliés, c’est-à-dire des Etats qui avec la Pousse forment l’Empire, a été obtenu et l’autorise à déclarer la guerre. Mais il y a un obstacle encore plus élevé et plus grand aux volontés de l’empereur. Toutes les mesures édictant les conditions et les ressources de la guerre doivent être approuvées par le Reichstag. Le Reichstag est un corps élu par Ië scrutin le plus libéral qui existe, plus libéral même que le scrutin des Etats-Unis pour l’élection du Président. La loi allemande, notamment depuis 1867, exige un vote pour chaque homme, un vote universel, secret et direct. Le peuple allemand est représenté aussi directement et aussi démocratiquement dans son gouvernement que le peuple américain dans le sien. Le droit au vote ne dépend pas d’une censure ou d’une différence d’éducation. Tout Allemand ayant 25 ans et au-dessus peut voter. Le Rei­chstag compte 397 membres : les Conservateurs, le parti de la guerre, ainsi appelé parce que la plupart de ses membres sont d’anciens officiers, est Une minorité sans espoir ; ils sont environ 55. Il y a 110 socialistes démo­crates et environ 100 libéraux. De telle sorte qu’en fait il y a au Reichstag une majorité libérale. Malgré cette composition, le Reichstag a voté à l’unanimité les lois et les crédits, nécessaires à la présente guerre ; les socia­listes démocrates, bien que rejetant la guerre par prin­cipe dans leur programme, approuvèrent unanimement la politique que leur expliqua le chancelier de l’Empereur. Je dis ceci pour prouver que cette guerre n’est pas une « guerre du kaiser » puisqu’il ne peut pas seul déclarer la guerre, mais bien la « guerre du peuple alle­mand ». Une guerre moderne, conformément aux grandes idées du prince de Bismarck telles qu’il les exprimait en 1887, avec ses armées énormes comprenant des peuples entiers, ne peut être entreprise avec sûreté, ou faite avec succès, si ne se trouvent pas réunis le consentement una­nime et l’aide enthousiaste de la nation entière. Les Amé­ricains revenant d’Allemagne vous diront que ce con­sentement et cet enthousiasme existent au plus haut degré, qu’il n’y a jamais eu une union du peuple alle­mand et de ses princes, des partis et des croyances, sem­blable à celle qui existe dans ces temps d’épreuves où pas moins de sept nations se sont données la main pour écraser notre pays. J’entends cependant la réponse ; le militarisme prévaut et domine en Allemagne ; par là le militarisme des autres nations européennes a grandi, jusqu’au jour où la tension devint telle que la corde se cassa; et elle est cassée maintenant. A ceci je réplique que l’Allemagne n’a ni créé, ni favorisé indûment le mili­tarisme en Europe. Le militarisme en Allemagne ne forme qu’une très petite partie de nos préoccupations générales. Nous avons été contraints au maintien d’une armée et d’une flotte par les circonstances, par l’histoire de notre pays et par nos voisins. Nous n’avons pas la plus forte marine, nous n’avons jamais aspiré à l’avoir, pas plus que nous n’avons numériquement la plus forte armée, comme on peut le voir par les journaux américains eux-mêmes qui parlent de 8 à 10 millions de soldats russes; or, l’Allemagne a en effectifs la moitié de ce nombre. Ce n’est pas nous au surplus qui avons commencé à entre­tenir des armées ou des flottes.

Depuis que la dynastie des Habsbourg se retira plus ou moins du vieil empire allemand pour suivre sa propre destinée et fonder l’Autriche et la Hongrie, mon pays, l’Allemagne moderne, « le saint empire allemand » expression qui fut la risée du monde pendant des siècles, n’a été en somme que l’arène et le champ de bataille des nations européennes ; combattant pour leur suprématie, elles l’ont toutes invariablement choisi. Tout homme qui sait un peu l’histoire sait que dans la guerre de Trente ans (1618-1648) la durée d’une vie humaine, les Français, les Danois, les Suédois, les Polonais, les Autrichiens, les Croates, et même les Espagnols, s’entremêlèrent sur le sol allemand. Cette contrée florissante et prospère fut si entièrement dévastée qu’à la fin de la guerre, elle avait seulement un sixième de ses habitants primitifs. Tout le monde sait ensuite que, comme conséquence de cette dé­plorable situation, Louis XIV arracha l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne, qui pendant plus de 800 ans en avait été maîtresse ; allié avec les Suédois et les Polonais, Louis XIV déclara ensuite la guerre à la « petite » Prusse et continua ses exploits en sol allemand. Gœthe qui étudia en 1770 à Strasbourg, capitale de l’Alsace, dit dans son « Wahrheitund Dichtung » qu’il ne fallait pas s’étonner de ce que les Alsaciens fussent devenus si peu Français ; en somme le temps fut court pendant lequel ils appartinrent à la France. Au siècle suivant, nous avons le même tableau. Tout le monde connaît la célèbre combinaison Kaunitz ; la Russie et l’Autriche, alliées avec la France et le « saint empire allemand », luttèrent contre Frédéric le Grand pendant sept ans (1756-1763), toujours sur le sol alle­mand, Quarante ans plus tard, Napoléon transporta la lutte pour la suprématie de la France en Europe, sur ce même champ de bataille où les Allemands et les Autri­chiens, les Russes et les Suédois se donnèrent l’un l’autre rendez-vous pour vaincre la France ; ce fut là une autre guerre de sept ans, d’Iéna à Leipzig. La situation de l’Al­lemagne au milieu de l’Europe, aussi longtemps surtout qu’elle fut sans pouvoir, sans influence et divisée en un nombre de petits États qui rendaient difficile la solution des questions européennes, lui valut toujours d’être le champ de bataille des nations.

L’Angleterre possède une grande flotte depuis le règne d’Henri VIII au XVIe siècle ; elle emploie cette flotte à maintenir sa prépondérance absolue sur mer en combattant toujours le peuple qui veut rivaliser maritimement avec elle, qu’il soit Français, Espagnol, Hollandais ou Russe. La Russie et l’Autriche ont eu pendant des siècles leurs armées derrière elles ; il en fut de même de l’Espagne, surtout de la France. Il n’y avait pas d’armée allemande parce qu’il n’y avait pas d’unité allemande. L’armée prus­sienne fut réorganisée seulement en 1863 grâce aux forces intérieures de 25 petits Etats. Après la défaite des forces napoléoniennes, mon pays attendait des jours meilleurs, mais le contraire advint. Trois grands diplomates se con­certèrent pour maintenir l’Allemagne dans une faible condition : le prince Metternich, premier ministre autri­chien, le prince Talleyrand, l’envoyé français si habile, et Lord Palmerston. Les guerres de Napoléon se termi­nèrent au Congrès de Vienne en 1815. L’Allemagne sortit humiliée du Congrès sans puissance et sans défense, elle dut créer pour vivre la «Confédération germanique». La Hollande, et plus tard la Belgique, qui avait formé jusqu’en 1830 la partie sud de la Hollande, furent cons­titués Etats neutres, afin que l’Angleterre n’eut à craindre aucune puissance de l’autre côté de la Manche ; la France s’arrangea pour être entourée de tous les côtés par des voisins absolument inoffensifs. La jalousie, à l’égard de la Prusse, de l’Autriche alors en relations avec l’Angle­terre et les ambitions françaises ne permirent pas à la race allemande de devenir une nation et de fonder son unité nationale. Quand la Belgique se sépara de la Hol­lande, les puissances choisirent un roi qui fut à la fois le gendre du roi de France et l’oncle de la reine d’Angle­terre, par conséquent fortement lié avec ces deux pays.

La Confédération germanique, dans laquelle la Prusse avait un vote sur dix-sept, fut intentionnellement établie comme une machine inutilisable, puisqu’on demandait l’unanimité des votes pour chaque mesure importante. Telle fut la situation que Bismarck trouva quand, en 1852, il fut envoyé par la Prusse à la Fédération de Francfort.

Il se rendit bientôt compte du manque d’appui de la Prusse, de la misère qui s’ensuivait pour l’Allemagne. Il décida que, si le peuple allemand voulait devenir une nation et avoir une puissance proportionnelle à sa popu­lation et à ses ressources, la domination de l’Autriche devait cesser tout d’abord. Ainsi éclata la guerre de 1866. Le Norddeutscher bund suivit, et la guerre commune de toutes les provinces germaniques contre la France souda l’Allemagne et l’Empire. L’histoire, cependant, avait en­seigné à .Bismark que cet empire ne pouvait vivre et prospérer, enfermé comme il l’était dans le milieu de l’Eu­rope, entre les grandes puissances, s’il n’avait une armée suffisamment forte pour défendre ses frontières contre une attaque et une invasion. L’Allemagne nouvelle devait agir comme ses voisins l’avaient fait auparavant, c’est-à- dire créer et maintenir une grande force pour sa sauve­garde et sa tranquillité, pour le développement de ses avantages internationaux et sa prospérité intérieure.

Ainsi l’Allemagne, puissance militaire et navale, fut créée dans un but purement défensif; ses alliances furent conclues aussi dans un but défensif. L’Allemagne détient parmi les nations d’Europe le record de la paix à l’inté­rieur et à l’extérieur, puisqu’elle n’a fait aucune guerre durant les quarante-quatre dernières années. Elle n’a ja­mais convoité les territoires, ni les colonies de ses voisins ; elle n’a jamais été en révolution à l’intérieur, ni en guerre à l’extérieur ; on ne peut pas en dire autant de tous ses voisins et adversaires.

Passons en effet les événements en revue. Depuis 1870, l’Angleterre a conquis l’Egypte, bombardé Alexandrie, pris par la force les deux républiques boers ; elle a ajouté à sa sphère, par violence, le sud de la Perse, èt par inti­midation une partie du Siam. La France a conquis Tunis, s’est battue au Maroc, a fait la guerre à Madagascar, essayé de prendre le Soudan et conquis l’Indo-Chine dans une guerre sanglante. La Russie a combattu les Turcs en 1878 et les Japonais en 1904. Elle a pris à la Chiné la partie nord de la Mandchourie et toute la Mongolie ; elle a fait la guerre en Turkestan ; elle a mis dans son sac la partie nord de la Perse, elle a formé et soutenu la combinaison balkanique ; elle s’est montrée la plus agressive des puissances européennes. Pendant ce temps l’Allemagne a ajouté à son territoire seulement certaines possessions coloniales qui lui furent toutes cédées par arrangements pacifiques et du consentement commun des grandes puissances. Willed Grass, un des mandants américains du Lene Lenape, déclarait jadis dans sa pé­tition de 1852 à la Chambre de New-Jersey pour les compensations dues à sa région en échange des droits de pêche abolis : « Pas une goutte de notre sang vous « n’avez répandu dans une bataille, pas un are de notre « terre vous n’avez pris sans notre consentement. » C’est le cas de mon pays dans ses acquisitions territoriales depuis 1870 ; toujours l’Allemagne s’est montrée respec­tueuse envers les puissances européennes. L’Allemagne s’est montrée la nation d’Europe la plus pacifique, sans excepter l’Espagne et l’Italie.

Le militarisme joue un rôle bien moindre dans la vie nationale allemande, que dans aucune autre nation. Les Américains, dans leur amour du libre arbitre et du jeu loyal, ont reconnu les progrès que ma patrie a faits dans les arts de la paix, dans les sciences et la tech­nique industrielle, dans le commerce et l’industrie. Nous avions mieux à faire en effet que de songer à attaquer d’autres pays. Nous avons créé une grande marine mar­chande, la deuxième du monde. Nous avons un commerce extérieur qui vient immédiatement après celui de l’An­gleterre ; car Londres continue à être la « Salle de réu­nion pour balance des comptes entre les banquiers du monde ». Nous avons développé nos Universités, qui sont aujourd’hui visitées par des étudiants de toutes les par­ties du monde. Notre législation a été modifiée dans l’in­térêt du travailleur. L’Allemagne a été la première à introduire dans Ses lois l’assurance nationale pour parer aux conséquences des accidents, de la maladie, de la vieillesse, du veuvage, etc... Nos progrès techniques sont incontestés. Nos industries électriques et nos industries chimiques ont conquis les marchés du monde. Les tein­tures et les produits pharmaceutiques allemands Salvarsan, le sérum Behring et autres, sont demandés partout. L’Allemagne a été le premier pays à vouloir l’éducation primaire obligatoire. Les travaux de ses peintres et de ses artistes sont connus de tout l’univers. Enfin, un de ses plus grands mérites a été de développer l’agriculture au même titre que les beaux-arts. Par-là, nous avons donné à notre pays la possibilité de Se suffire à lui- même ; il peut presque se passer des denrées et des pro­duits alimentaires de l’étranger. A tous ces divers travaux, le Kaiser a apporté la plus grande activité et témoigné le plus vif intérêt. N’est-il pas depuis longtemps reconnu que ses préférences vont à tout développement pacifique? Cela n’a-t-il donc aucune signification qu’il ait figuré sur la liste des candidats pour le prix Nobel de la paix ? Toute notre activité nationale du reste suppose l’état de paix dans l’univers. Il aurait été fou pour nous de mettre en mouvement de si nombreuses entreprises, si l’idée d’une guerre d’agression ou de provocation avait été dans l’esprit de l’empereur ou du peuple. On ne peut nier que tout ceci a été le travail des dernières quarante années. Avant cette époque, l’Allemagne était connue et tournée en ridicule comme un pays de « poètes » et de < penseurs ». N’est-ce pas le même peuple qui a tant fait cependant pour la civilisation? Pourquoi n’avons- nous pas fourni auparavant les traits caractéristiques dont je viens de parler? Pour les raisons que j’ai justement exposées. Sans unité, sans liberté, sans sécurité, vivant toujours sous la crainte d’une intervention extérieure, nous ne pouvions développer nos propres tendances, ni travailler à notre avenir. Un peuple, qui toujours a peur d’être envahi de toutes parts, d’être l’otage des puis­sances qui se disputent la suprématie européenne, ne peut rien faire dans les travaux de la paix ; il ne peut rien acquérir de l’activité et des moyens, qui sont la base de tout grand progrès commercial et industriel. La même argumentation peut être présentée en faveur des colonies allemandes, que nous exploitions dans des buts humanitaires, et qui sont devenues une valeur qui s’ajoute aujourd’hui à notre production intérieure. Mais le mer­veilleux développement de l’Allemagne, l’augmentation continuelle de sa richesse, la concurrence acharnée qu’elle faisait aux vieilles nations sur les marchés du monde, ont excité la jalousie de ses voisins. On ne peut pas s’étonner dès lors que ceux-ci aient saisi l’occasion de donner ce qu’ils appellent « une leçon à l’Allemagne ».

Venons-en maintenant aux raisons de la présente guerre. L’univers est devenu plus démocratique dans le dernier demi-siècle. La puissance et l’influence des dynas­ties ont été remplacées sur une grande échelle par l’es­prit de nationalisme et d’affirmation de la race sur les autres races. C’est le peuple qui contrôle maintenant le cours de la politique européenne et américaine. Plus forts deviennent le nationalisme et le sentiment national, et moins les dirigeants sont contrôlés. Ceci est advenu principalement en Russie qui, en dépit de l’autocratie de sa constitution, a forcé le tzar à s’enrôler sous la bannière du panslavisme. Le panslavisme signifie le ral­liement de tous les peuples de race slave sous la domination ou le protectorat du tzar blanc. Jusqu’à quel point le panslavisme a contraint la Russie au protectorat des Balkans, c’est ce qu’on peut voir dans l’extrait sui­vant du Livre Blanc anglais, numéro 139 : Sir G. Buchanam écrit ainsi à Sir Edward Grey : « M. Sazonoff a « informé l’ambassadeur français et moi-même, ce « matin, de sa conversation avec l’ambassadeur autrichien. Il en est venu à dire que, durant la crise balkanique, il avait clairement démontré au gouvernement « autrichien que la guerre avec la Russie suivrait inévitablement une attaque de l’Autriche contre la Serbie.

« Il est clair que la domination autrichienne de la « Serbie était aussi intolérable pour la Russie que la « suprématie allemande en Hollande serait intolérable à « l’Angleterre. C’était en fait pour la Russie une question de vie ou de mort. » Vous voyez : c’était une question de vie ou de mort pour la Russie que la Serbie ne fût pas attaquée. Tout le monde sait qu’une grande partie des peuples slaves fait partie de l’empire autri­chien. Sur une population totale en 1910 de 51 millions en Autriche-Hongrie, on comptait 20.500.000 Slaves. Les prétentions du panslavisme, à savoir que tous les Serbes et tous les Slaves doivent dépendre de la Russie, que tous les Slaves seront protégés par la Russie, ne signifie rien moins que l’anéantissement de l’Autriche. C’est ce que l’Autriche exprima fortement dans son ulti­matum. Que cette guerre apparaisse, maintenant, comme une conséquence de l’assassinat de l’archiduc-héritier d’Autriche, c’est ce qui est de peu d’importance. Elle pouvait éclater dans n’importe quel cas ; sinon aujour­d’hui, du moins demain, aussi longtemps que la théorie de M. Sazonoff aurait persisté. Aucune médiation inter­nationale, aucun arbitrage, de quelque nature qu’ils fus­sent, n’auraient empêché le choc de se produire aussi longtemps que l’ambition et le prestige russes exigeaient ces desseins. Et que ceci soit bien la théorie panslaviste

et ait été au moins depuis 1878, chaque lecteur de la presse américaine peut en témoigner. On lit dans le New-York Times du 10 septembre 1914 : Remaniement de la Garde de l’Europe. Vues russes sur le partage final des territoires — Petrograd, 8 septembre. Le « Pretch déclare que la guerre doit être terminée de telle façon qu’elle ne laisse aucune association capable de se venger d’aucun côté. Les changements dans la carte d’Europe doivent s’opposer à la satisfaction des ambitions légitimes allemandes. Il faut donner satisfaction aux ennemis de la Prusse en Allemagne même. Il ne faut plus de divisions de la Pologne ; il faut réviser le traité de Bucarest. L’unification de la Russie, de l’Italie, de l’Allemagne, de la Roumanie et de la Serbie doit être complétée. La France doit recouvrer ce qu’on lui a pris et, du côté turc, la Bulgarie également. Une lutte de cent ans pour le principe des nationalités doit se terminer par des décisions libérées de tout compromis et par conséquent définitives.

Ces idées semblent avoir plusieurs avocats en Amérique. De l’existence nationale de l’Autriche on ne peut cependant pas discuter. Ce n’est pas trop dire que, même le tzar l’eût-il voulu, il n’aurait pu empêcher son déve­loppement. L’anéantissement de l’Autriche-Hongrie ne peut en outre être toléré par l’Allemagne. L’Autriche est la seule aide que possède l’Allemagne pour sa dé­fense, la seule amie sur laquelle elle puisse compter; L’anéantissement de la monarchie dualiste et l’isolement, absolu de l’Allemagne rendraient celle-ci une proie facile, toutes les fois que ses voisins voudraient l’attaquer.

Sir Edward Grey a dit de la France qu’elle avait pp prendre part à la lutte, comme conséquence d’une alliance fixe et par question d’honneur national. Ceci est exact. Le point de savoir si ainsi la politique française est sage ou ne l’est pas ne souffre pas discussion. Mais là France a certainement été mal inspirée de se lier à une puissance dirigée par des instincts de race, et dont elle ne peut contrôler ni les buts, ni les aspirations. En prêtant à la Russie dix milliards de francs, elle s’est mise dans le cas de subir une guerre; or, tandis qu’elle est la créatrice de la machine de guerre russe, elle reste indirectement le champ de bataille des aspirations russes, puisque la France est l’otage de l’Allemagne pour la conduite de la Russie dans l’avenir. La politique anglaise fut toujours, pendant des siècles, de maintenir l’Europe dans un équi­libre des fortes tel que l’Europe se trouvât divisée en deux camps d’antagonistes aussi égaux et équivalents que possible ; cependant l’Angleterre gardait Une main libre pour que, de quelque côté de la balance que cette main pesât, le plateau de la balance descendit. Que l’Angleterre ait eu quelque répugnance d’entrer en guerre et que les efforts ae Sir Edward Grey aient été très sérieux et très actifs pour éviter le choc (efforts pas plus sérieux cepen­dant que ceux de l’empereur allemand et de son chance­lier) c’est ce dont personne ne doute et que chacun com­prend. Mais quand il fut bien clair que la Russie n’écouterait aucun avis et que la France s’engagerait dans le conflit, l’Angleterre alors, à Cause de sa théorie de l’équilibre européen fit pression delà main sur la balance.

En 1870, 38 millions d’Allemands combattirent 40 mil­lions de Français. Lorsque l’Alsace-Lorraine fit retour à l’Allemagne, la proportion fut renversée. L’Allemagne avait 40 millions, la France en avait 38. Mais, tandis que l’Allemagne faisait de grands progrès en population, sans addition de territoire, et arrivait à plus de 60 mil­lions d’habitants, la France restait absolument station­nais avec 38 millions d’habitants. Il était clair dès le début que, dans une lutte européenne, la France serait terrassée par le poids du nombre et que l’équilibre européen, qui était la théorie de l’Angleterre, s’évanoui­rait pour toujours, si l’Angleterre ne mettait pas la main dans l’affaire. On a coutume de dire que l’Angleterre est entrée en guerre à la suite de la violation de là neutralité belge. Sir Edward Grey, que je connais depuis longtemps et que j’ai toujours considéré comme un diplo­mate supérieur et un gentilhomme, n’a jamais dit que la violation de la neutralité belge fut la raison, et encore moins la seule raison de la participation de l’Angleterre au conflit. Sa théorie, il l’exprima dans son discours à la Chambre des Communes le 3 août ; il s’appuya dans ses déclarations, sur le discours de M. Gladstone à la Chambre des Communes le 8 août 1870. Cette citation est la suivante : « J’admets qu’il y a l’obligation du traité... Mais je ne puis souscrire à la doctrine que le simple fait de l’existence d’une garantie y lie chaque « partie sans tenir compte de la position particulière « que chacune de ses parties pourra avoir au moment où l’occasion d’agir en vertu des garanties se produira. Les grandes autorités en matière de politique étrangère... comme lord Aberdeen et Lord Palmer n’ont, à ma connaissance, jamais pris de position rigide, et je puis m’aventurer à le dire, 4e position impraticable en matière de garantie. La circonstance qu’il y a déjà une garantie nette est nécessairement un fait important et un élément de poids dans le cas. Mais il y aussi cette autre considération, dont nous devons tous sentir profondément la force,: c’est que nos intérêts contre l’agrandissement immesurée d’une puissance quelle qu’elle soit sont primordiaux. »

Ceci signifie que le traité concernant la neutralité belge n’obligeait pas l’Angleterre à maintenir celle-ci. Ce fut l’avis de M. Gladstone aussi bien que l’opinion de Sir Edward Grey que cette neutralité serait mainte­nue seulement si l’intérêt particulier de l’Angleterre le commandait. Donc ceci signifie également que le traité de garantie ne liait l’Allemagne que dans les mêmes conditions ; c’est-à-dire si sa position particulière lui permettait, en matière de neutralité belge, de maintenir celle-ci. L’Allemagne a offert à la Belgique l’intégrité territoriale et une indemnité que celle-ci refusa. Sa posi­tion particulière lui commandait de marcher à travers la Belgique. Ceci, d’après M. Gladstone, elle avait le droit de le faire. M. Ramsay Mac Donald, le grand leader ouvrier anglais, attaquant Sid Edward Grey dans le « leader labor » de Manchester a commenté sévèrement le point de vue anglais. Il a dit (New-York Evening Post du 8 septembre) : « Si la France avait décidé d’at- « taquer l’Allemagne par la Belgique, sir Edward Grey « n’aurait pas fait d’objection, mais se serait justifié par « l’opinion de M. Gladstone. » Chaque lecteur impartial de la citation ci-dessus sera d’accord sur ce point. Le point saillant est que, pour employer les mots de M. Gladstone, l’Angleterre était effrayée d’un agrandissement imme­suré de l’Allemagne. », et que c’est la raison pour la­quelle Londres se résolut à défendre la neutralité belge-. Tel était son intérêt, telle est bien la théorie de M. Glads­tone que sir Edward Grey donne comme règle à l’atti­tude anglaise. L’Angleterre fut la première puissance du monde durant plusieurs siècles et Sir Edward Grey n’avait pas l’intention d’aliéner légèrement cet héritage.

C’est également la raison pour laquelle on demanda à l’Allemagne de n’attaquer aucune des côtes françaises après que la France, avec le consentement de l’Angle­terre, eut concentré sa flotte dans la Méditerranée. Sir Edward Grey dit dans le même discours : « Les côtes françaises sont également sans défense. La flotte française est dans la Méditerranée et y sera concentrée pendant quelques années à cause du sentiment de confiance et d’amitié qui existe entre nos deux pays. » Et il continue : « Mon propre sentiment est que, si une flotte étrangère, engagée dans une guerre que la France n’aura pas cherchée (ce qui n’est pas très exact) et « dans laquelle elle ne serait pas l’agresseur, entrait dans la Manche, bombardait et battait les côtes sans défense « de la France, nous ne pourrions pas rester neutres, etc... ».

Ainsi l’Angleterre jugeait nécessaire de prescrire à l’Al­lemagne le point par lequel celle-ci attaquerait la France ; mais la mer était interdite parce que les côtes françaises étaient sans défense, et aussi la Belgique parce que la neutralité belge était un élément essentiel dans la poli­tique d’équilibre de l’Angleterre. Si deux locomotives s’écrasent l’une contre l’autre, les tampons sont les pre­mières parties à souffrir. Un choc est survenu entre l’An­gleterre et l’Allemagne, occasionné par le fait que l’An­gleterre voulut prendre la défense de la France ; il ne faut pas s’étonner que la première chose sur laquelle nous ayons foncé soit l’Etat-tampon qui devait servir à garder les deux puissances séparées et affaiblir, en faveur de l’Angleterre, sa rivale de la mer du Nord.

Ceci est à mon avis l’histoire du développement de la présente lutte. C’est l’agitation panslaviste et l’obligation pour le tzar de maintenir le prestige de la Russie, qui le forcèrent à rompre avec l’Autriche. Ce fut une nécessité pour l’Allemagne, et je puis ajouter ici, un devoir, en application du traité de 1879, de venir à l’aide de l’Au­triche et de la protéger contre la destruction et le dé­membrement. Quiconque dit que l’Allemagne aurait dû abandonner l’Autriche ou lui donner le conseil de céder devant les prétentions russes, demande à l’Allemagne de commettre un acte déloyal, de rompre les obligations les plus solennelles et de souscrire à la théorie du « chif­fon de papier » qui est si attaquée. Car, pour venir au fait, la théorie du « chiffon de papier » n’est pas d’in­vention allemande, mais bien d’invention anglaise, comme nous l’avons prouvé plus haut. Ce n’était pas seulement son traité avec la monarchie dualiste, mais l’attitude hos­tile de ses voisins qui forçait l’Allemagne à se mettre aux côtés de l’Autriche. La France devait entrer dans le conflit, c’était fatal ; elle avait le même traité avec la Rus­sie que nous avec l’Autriche. Mais comment et pourquoi les intérêts de l’Angleterre lui dictèrent d’aider la France, c’est ce que j’ai justement essayé d’exposer : l’Angle­terre incarne le trouble qui pesait sur l’Europe depuis nombre d’années. Il est d’autre part ridicule de consi­dérer la Russie, terre des « pogroms » et des horreurs sibériennes, comme une puissance européenne de progrès, comme un bouclier de libéralisme, comme un artisan de la liberté grandissante. Opinion regrettable comme re­grettable aussi la pesée de l’Angleterre qui, par intérêt, a contraint la France de devenir l’alliée de la Russie.

Je crois qu’on ne verra la fin de toute cette lutte que quand les nations d’Occident vraiment éprises de progrès, conduites par l’Allemagne et l’Angleterre, joindront leurs mains et rendront à l’Europe la paix sur des bases hon­nêtes et équitables. Cette conclusion dépend de l’esprit des différents peuples. L’Allemagne ne désirait pas cette guerre ; on l’y a forcée. L’Autriche la considérait comme une nécessité nationale: certainement elle ne la désirait pas. La France ne désirait pas la guerre; elle y appor­tait un trop gros enjeu. L’Angleterre ne désirait pas la guerre ; elle pouvait s’estimer satisfaite de l’état de l’Eu­rope avant que la guerre n’éclatât. Ce fut la tendance panslaviste, qui obtint le meilleur des vues les plus saines du tzar russe, lequel mit la balle en mouvement. Dans cette lumière des faits, on n’a pas besoin de de­mander si le différend entre l’Autriche et la Serbie pou­vait être réglé par l’arbitrage ou non. Ce sont là des questions d’existence nationale et d’honneur qui ne se prêtent pas à l’arbitrage. La théorie panslaviste, qui prétend amener tous les Slaves sous le pouvoir du tzar, menaçait de diviser l’Autriche et même de la rayer du concert européen. La Serbie fut utilisée comme instru­ment et sa cause introduite dans la politique intérieure de sa voisine. Les documents contenus dans l’ultimatum autrichien le prouvent surabondamment. Il est également inutile d’essayer de prouver que l’Allemagne com­mit une grande erreur en violant la neutralité belge. M. Gladstone a ruiné ce point de vue une fois pour toutes et Sir Edward Grey est avec lui. Tout ceci prouve un état très triste des affaires et a produit des conséquences sérieuses. Mais il n’est pas inutile de disputer de ces inci­dents, afin d’éviter le grand problème. Ce grand pro­blème a été et est aujourd’hui de savoir si les Slaves gouverneront de la mer japonaise à Berlin, et encore plus loin à l’Occident, ou si l’Allemagne, même en lutte avec ses voisins civilisés de l’Ouest, restera debout pour maintenir la civilisation européenne et la sauver de la domination du « knout ».

 

(Signé : Dr Dernburg.)

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19 février 2015 4 19 /02 /février /2015 18:04

 

Revanche de l’Histoire : on sait à quel point les Anglais ont maîtrisé leur communication de propagande en décembre 1917 quand le général Allenby est entré triomphant dans Jérusalem. Reconstitution de l’entrée des troupes pour les photographes, photos officielles retouchées, tout cela était (et reste toujours) de bonne guerre... Bien des dizaines d’années plus tard, des photographies beaucoup moins connues apparaissent. Dont celle-ci, plutôt amusante, prise cinq mois plus tard, en mai 1918 : Allenby et le prince Arthur, fils de la reine Victoria, invités à emballer leurs bottes de chiens infidèles pour fouler l’esplanade des mosquées…

(Merci à Pascal pour m'avoir fourni la documentation)Esplanade-des-mosquees-1918-blog.jpg

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27 novembre 2013 3 27 /11 /novembre /2013 11:57

Lissauer.jpg« Ce petit Juif obèse et aveuglé de Lissauer pré­figurait l’exemple d’Hitler ». Cette petite phrase cinglante, qui annonce la loi de Godwin bien avant l’heure, c’est à Stefan Zweig qu’on la doit. C’est peu de dire qu’il n’appréciait guère son confrère coreligionnaire.

Poète juif-allemand, Ernst Lissauer (1882-1937) gagna sa gloire littéraire en 1914, au tout début de la guerre, avec un poème intitulé « Chant de la haine contre l’Angleterre ». Ce petit poème fut publié parmi des dizaines d’autres, lors de l’incroyable élan belliciste qui s’empara des auteurs, poètes, artistes et intellectuels de langue allemande durant les premiers mois de la Première Guerre mondiale.

Dans le flot des productions patriotiques de l’époque, c’est le Chant de Haine qui emporta un succès qui dépassa les attentes les plus insensées de Lissauer. Son texte fut placé dans tous les programmes scolaires, on le déclama dans les bataillons, sur le front, et tous les journaux, de toutes obédiences, le publièrent à plusieurs reprises... La gloire de Lissauer devint incontournable, Guillaume II alla jusqu’à le décorer de l’ordre de l’Aigle rouge de 4e classe, distinction octroyée de façon absolument exceptionnelle à un civil allemand d’origine juive.     

Plus tard, dans son fameux Monde d’hier écrit durant la décennie 1930, Zweig oubliera de rappeler à son lecteur que, lui aussi, comme pratiquement tout le monde, fut grisé par les premiers jours de la guerre. Pour rien au monde, il n’aurait voulu « manquer le souvenir de ces premiers jours ». Lui-même se porta d’ailleurs volontaire pour le service actif, aux archives de guerre, où sa connaissance des langues étrangères pouvait être utile. Dans une lettre qu’il adressa le 18 octobre 1914 à son éditeur Anton Kippenberg, Zweig écrira : « Je vous envie de pouvoir être officier dans cette armée, de pouvoir vaincre en France - en France, oui, ce pays qu’on châtie parce qu’on l’aime ».

  

Dans le Monde d’Hier, Zweig fera de Lissauer un portrait au vitriol, et décrira l’étrange ambiance guerrière des années 1914 de façon un peu différente... :

 

« Ma situation dans le cercle de mes amis viennois se révéla plus délicate que mes fonctions officielles. N’ayant que peu de culture européenne et vivant dans un horizon purement allemand, la plupart de ces écrivains ne croyaient pouvoir jouer mieux leur partie qu’en exaltant l’enthousiasme des foules, et en étayant d’appels poétiques ou d’idéologies scientifiques la prétendue beauté de la guerre. Presque tous les écrivains allemands, Hauptmann et Dehmel en tête, se croyaient obligés, pareils aux bardes de l’ancienne Germanie, d’enflammer avec leurs chants et leurs rimes les combattants qui allaient au front et de les encourager à bien mourir. Des poésies pleuvaient par centaines, qui faisaient rimer gloire et victoire, effort et mort. Les écrivains se juraient solennellement de n’entretenir plus jamais des relations culturelles avec un Français, avec un Anglais; bien plus, ils niaient du jour au lendemain qu’il y eût jamais eu une culture anglaise, une culture française. Tout cela était insignifiant et sans valeur en regard de l’esprit de l’Allemagne, de l’art allemand et des mœurs allemandes. Les savants étaient pires. Les philosophes ne connaissaient soudain plus d’autre sagesse que de déclarer la guerre un « bain d’acier » bienfaisant qui préservait de l’énervement les forces des peuples. À leurs côtés se rangeaient les médecins, qui vantaient leurs prothèses avec une telle emphase qu’on aurait presque eu envie de se faire amputer une jambe afin de remplacer le membre sain par un appareil artificiel. Les prêtres de toutes les confessions ne voulaient pas rester en arrière et donnaient de leurs voix dans le chœur; il semblait parfois qu’on entendît vociférer une horde de possédés, et Cependant tous ces hommes étaient les mêmes dont nous avions encore admiré une semaine, un mois auparavant la raison, la force créatrice, la dignité humaine.

Mais ce qu’il y avait de plus affligeant dans cette folie, c’est que la plupart de ces hommes étaient sincères. La plupart, ou trop âgés ou physiquement inaptes à faire du service militaire, se croyaient décemment tenus de « collaborer » d’une manière ou d’une autre à l’action commune. Ce qu’ils avaient créé, ils le devaient à la langue et par conséquent au peuple. Ils voulaient servir leur peuple par la langue et lui faire entendre ce qu’il désirait entendre : que dans cette lutte tout le droit était de son côté, tous les torts de l’autre, que l’Allemagne serait victorieuse et que ses adversaires succomberaient ignominieusement, — ils ne se doutaient pas qu’ainsi ils trahissaient la vraie mission du poète qui est de protéger et de défendre ce qu’il y a d’universellement humain dans l’homme. Plusieurs, à la vérité, ont bientôt senti sur la langue la saveur amère du dégoût que leur inspirait leur propre parole, quand la mauvaise eau-de-vie du premier enthousiasme se fut évaporée. Mais durant les premiers mois, ceux-là étaient les plus écoutés qui hurlaient le plus fort, et ainsi, au près et au loin, ils chantaient et criaient en un chœur sauvage.

Le cas le plus typique et le plus bouleversant d’une telle extase sincère encore qu’insensée, fut pour moi celui d’Ernest Lissauer. Je le connaissais bien. Il écrivait de petits poèmes succincts et durs, et il était avec cela l’homme le plus bienveillant qu’on pût imaginer. Je me souviens encore que je dus me mordre les lèvres pour dissimuler un sourire quand il me rendit visite pour la première fois. Je m’étais représenté ce lyrique comme un jeune homme élancé et ossu, à en juger par ses vers très allemands et nerveux, qui recherchaient en tout l’extrême concision. Dans ma chambre entra en tanguant un petit bonhomme à panse de tonneau, avec un visage qui respirait la cordialité sur un double menton, débordant de vivacité et d’amour-propre, qui bredouillait en parlant, était possédé par sa poésie et que rien ne pouvait retenir de citer et de réciter ses vers. Avec tous ses ridicules, on ne pouvait se défendre de l’aimer, parce qu’il était d’un cœur généreux, bon camarade, loyal et presque démoniaquement dévoué à son art.

Il était issu d’une famille allemande fort aisée, il avait fait ses classes au lycée Frédéric-Guillaume à Berlin, et il était peut-être le plus prussien ou le plus prussianisé des Juifs que je connusse. Il ne parlait point d’autre langue vivante que la sienne, il n’était jamais sorti d’Allemagne. L’Allemagne était pour lui le monde, et plus une chose était allemande, plus elle l’enthousiasmait. York, et Luther, et Stein étaient ses héros, la guerre d’indépendance allemande était son thème favori, Bach son dieu en musique ; il le jouait merveilleusement, malgré ses petits doigts courts, épais et spongieux. Personne ne connaissait mieux que lui le lyrisme allemand, personne n’était plus amoureux, plus enchanté de la langue allemande, — comme beaucoup de Juifs dont les familles ne sont entrées que tard dans la culture germanique, il croyait en l’Allemagne plus que le plus croyant des Allemands.

Quand la guerre éclata, son premier soin fut de courir à la caserne et de s’annoncer comme volontaire. Et je puis me figurer les éclats de rire des sergents-majors et des appointés, quand cette masse épaisse gravit l’escalier, en soufflant. Ils le renvoyèrent aussitôt. Lissauer était désespéré; mais, comme les autres, il voulait au moins servir l’Allemagne avec sa poésie. Pour lui tout ce que rapportaient les journaux allemands était vérité indiscutable. Son pays avait été attaqué, et le pire criminel, conformément à la mise en scène de la Wilhelmstrasse, était ce perfide Lord Grey, le ministre anglais des Affaires étrangères. Il donna une expression à ce sentiment, que l’Angleterre était la grande coupable envers l’Allemagne et la principale responsable de la guerre, dans un Chant de haine à LAngleterre, un poème, — je ne l’ai pas sous les yeux, — qui, en vers durs, serrés, saisissants, portait la haine de l’Angleterre jusqu’au serment inviolable de ne jamais pardonner à cette nation son « crime ». Malheureusement, il apparut bientôt combien il est facile d’agir au moyen de la haine (ce petit Juif obèse et aveuglé de Lissauer préfigurait l’exemple d’Hitler). Le poème tomba comme une bombe dans un dépôt de munitions. Jamais peut-être une poésie allemande, pas même la Wacht am Rhein, n’a connu, une popularité aussi rapide que ce fameux Chant de haine à l’Angleterre. L’empereur était enthousiasmé et conféra à Lissauer l’ordre de l’Aigle rouge, on reproduisait sa poésie dans tous les journaux, les instituteurs la lisaient aux enfants dans les écoles, les officiers s’avançaient devant le front et la récitaient aux soldats jusqu’à ce que chacun sût par cœur cette litanie de la haine. Mais on ne s’en tint pas là. Le petit poème fut mis en musique et développé en un chœur qui fut exécuté dans les théâtres; entre les soixante-dix millions d’Allemands, il n’y en eut bientôt plus un seul qui ne connût de la première ligne à la dernière ce Chant de haine à l’Angleterre, et bientôt le monde entier le connut, mais sans doute l’accueillit-il avec moins d’enthousiasme. Du jour au lendemain Lissauer avait conquis une réputation qu’aucun poète n’égala au cours de cette guerre, une réputation qui, certes, devait plus tard brûler sa chair comme la tunique de Nessus. Car dès que la guerre fut finie et que les marchands songèrent à renouer les relations commerciales, que les politiciens s’efforcèrent loyalement de recréer une entente, on fit tout pour désavouer ce poème, qui réclamait une haine éternelle à l’An­gleterre. Et pour se décharger de toute complicité, on mit au pilori le pauvre « Lissauer de la haine » comme le seul responsable de cette hystérie haineuse que tous, en 1914, avaient partagée, du premier au dernier. En 1919, ceux qui l’avaient fêté en 1914 , se détournaient ostensiblement de lui. Les journaux ne publiaient plus ses poèmes ; quand il se montrait parmi ses camarades, il s’établissait un silence contraint. L’abandonné fut ensuite expulsé par Hitler de cette Allemagne à laquelle il était attaché par toutes les fibres de son cœur, et il mourut oublié, victime tragique de ce seul poème qui ne l’avait élevé si haut que pour le briser dans une chute d’autant plus profonde. »

 

Toute la production de Lissauer fut interdite sur le territoire allemand dès 1933. Il mourut oublié et renié de tous, à Vienne, en 1937.

 

Chant de haine à LAngleterre

 

« Que nous importent le Russe et le Français! Coup pour

coup et botte, pour botte! Nous ne les aimons pas, nous ne les

haïssons pas: nous - protégeons la Vistule et les passages des

Vosges. Nous n’avons qu’une seule haine. Nous aimons (en

commun, nous haïssons en commun, nous n’avons qu’un seul

ennemi. Vous le connaissez fous, vous, le connaissez tous, li est

blotti derrière la mer grise, plein de jalousie, de courroux, de

malice et de ruse, séparé de nous par des eaux plus épaisses que

le sang. Nous voulons nous présenter au tribunal pour prêter

un’ serment face contre face, un serment d’airain que ne saurait

disperser aucun souffle, un serment qui vaudra pour nos enfants

’ et les enfants de nos enfants. Ecoutez ces paroles, répétez

ces paroles, qu’elles se propagent à travers toute l’Allemagne :

nous ne voulons pas renoncer à notre haine, nous n’avons tous

qu’une haine, nous aimons en commun, nous haïssons en commun,

nous n’avons tous qu’un ennemi: l’Angleterre. Que nous importent

les Russes et les Français? Coup pour coup et botte pour botte.

Nous menons le combat avec le bronze et l’acier et conclurons

la paix un jour ou l’autre. Toi, nous te haïssons d’une longue

haine -et nous ne renoncerons pas à notre haine, haine sur les

eaux, haine sur la terre, haine du cerveau, haine de nos mains,

haine des marteaux et haine des couronnes, haine meurtrière

de soixante-dix millions d’hommes. Ils aiment en commun, ils

haïssent en commun, tous n’ont qu’un ennemi : l’Angleterre. »

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9 novembre 2013 6 09 /11 /novembre /2013 16:53

LE MONDE D’HIER de Zweig est l’un des plus beaux témoignages du monde germanique du début du XXe siècle. Ce document aborde quelques scènes qui font échos à des événements dont j’ai moi-même fait allusion dans Fritz Haber. Notamment cette étonnante entrevue que Zweig et Rathenau ont eu la vieille du départ de ce dernier pour le Sud-Ouest.026c1-2-copie.jpg

Tout ce qui n’a plus de lien avec les problèmes du temps présent demeure périmé quand nous lui appliquons notre mesure plus sévère des choses essentielles. Aujourd’hui ces hommes de ma jeunesse qui tournaient mon regard vers la littérature me paraissent moins importants que ceux qui le détournaient vers la réalité.

Parmi ceux-ci je citerai en premier rang un homme qui, à l’une des époques les plus tragiques, a eu à maîtriser le destin de l’empire allemand et qu’a atteint la première balle meur­trière des nationaux-socialistes, onze ans avant qu’Hitler prît le pouvoir, Walter Rathenau. Nos relations d’amitié étaient an­ciennes et cordiales ; elles avaient débuté d’une manière singulière. L’un des premiers hommes auxquels j’aie dû un encouragement déjà à l’âge de dix-neuf ans était Maximilien Harden, dont la Zukunft a joué un rôle décisif dans les der­nières décennies du règne de Guillaume; Harden, jeté dans la politique par Bismarck en personne, qui se servait volontiers de lui comme d’un porte-voix ou d’un paratonnerre, renversait des ministres, faisait exploser l’affaire Eulenburg, faisait trembler le palais impérial, qui redoutait chaque se­maine de nouvelles attaques, de nouvelles révélations ; mais malgré tout, le goût particulier de Harden était pour le théâtre et la littérature. Un jour parut dans la Zukunft une suite d’aphorismes signés d’un pseudonyme dont je ne puis me souvenir et qui me frappèrent par une extraordinaire perspica­cité, comme aussi par la force concise de l’expression. En ma qualité de collaborateur ordinaire, j’écrivis à Harden : « Quiest cet homme nouveau ? Voilà des années que je n’ai pas lu des aphorismes aussi aiguisés. »Harden-copie-2.jpg

La réponse ne me vint pas de Harden, mais d’un monsieur qui signait Walter Rathenau et qui, je l’appris par sa lettre et par d’autres sources de renseignements, n’était rien de moins que le fils du tout-puissant directeur de la société berlinoise d’électricité et lui-même grand commerçant, grand industriel, membre du conseil de surveillance d’innombrables sociétés, un de ces nouveaux commerçants allemands qu’on peut qua­lifier d’universels. Il m’écrivait sur le ton de la cordialité et de la reconnaissance : ma lettre avait été la première approba­tion que lui eût value un essai littéraire. Bien qu’il fût mon aîné de dix ans au moins, il m’avouait ingénument son peu de confiance en lui : devait-il réellement publier, dès maintenant, tout un volume de pensées et d’aphorismes ? Il n’était en somme qu’un amateur en littérature et jusqu’alors toute son activité s’était déployée dans le domaine de l’économie poli­tique. Je l’encourageai sincèrement, nous continuâmes a échanger des correspondances, et lors de mon prochain séjour à Berlin, je l’appelai au téléphone. Une voix hésitante ré­pondit : « Ah! c’est vous? Quel dommage, je pars demain matin à six heures pour l’Afrique du Sud... » Je l’interrom­pis : « Nous nous verrons naturellement une autre fois. » Mais la voix poursuivit lentement, trahissant la réflexion : « Non, attendez... un instant... Mon après-midi est pris par des conférences... Le soir il faut que j’aille au ministère et ensuite à un dîner du club... Mais pourriez-vous venir chez moi à onze heures quinze ? » J’acquiesçai. Nous bavardâmes jusqu’à deux heures du matin. A six heures, il partait, — chargé d’une mission par l’empereur d’Allemagne, comme je l’appris plus tard, — pour le Sud-Ouest africain.

073c4-copie.jpg

Je rapporte ces détails parce qu’ils sont extrêmement carac­téristiques de Rathenau. Cet homme aux multiples occupations avait toujours du temps. Je l’ai vu durant les journées les plus dures de la guerre et immédiatement avant la confé­rence de Locarno, et peu de jours avant son assassinat j’ai roulé dans 4a même automobile où il a été tué, et par la même rue. Il avait toujours le programme de sa journée fixé à une minute près, et il pouvait à chaque instant passer sans peine d’une matière à une autre, parce que son cerveau était tou­jours prêt, instrument d’une précision et d’une rapidité que je n’ai jamais observées chez un autre homme. Il parlait cou­ramment, comme s’il avait lu un texte écrit sur une feuille invisible et cependant il modelait sa phrase avec tant d’élé­gance et de clarté que sa conversation sténographiée aurait constitué un exposé parfaitement propre à être imprimé tel quel. Il parlait avec la même sûreté l’allemand, le fran­çais, l’anglais et l’italien, jamais sa mémoire ne le trahissait, jamais il n’avait besoin pour une matière quelconque d’une préparation particulière. Quand on causait avec lui, on se sen­tait tout à la fois stupide, insuffisamment cultivé, peu sûr et confus en regard de son intelligence pratique et de sa compé­tence qui pesait tranquillement toute chose et la dominait d’une vue claire. Mais il y avait dans cette lucidité éblouis­sante, dans la transparence cristalline de sa pensée quelque chose qui inspirait un sentiment de malaise, comme, dans son appartement, les meubles les plus choisis, les plus beaux tableaux. Son esprit était comme un appareil d’invention gé­niale, sa demeure comme un musée, et dans son château féodal de la Mark, qui avait appartenu à la reine Louise, on ne parvenait pas à se réchauffer, tant il y régnait d’ordre, de netteté et de propreté. Il y avait dans sa pensée je ne sais quoi de transparent comme verre et par là même d’insubstantiel ; jamais je n’ai éprouvé plus fortement que chez lui la tragédie de l’homme juif, qui, avec toutes les apparences de la supé­riorité, est plein de trouble et d’incertitude. Mes autres amis, comme par exemple Verhaeren, Ellen Key, Bazalgette, n’avaient pas le dixième de son intelligence, pas le centième de son universalité, de sa connaissance du monde, mais ils étaient assurés en eux-mêmes. zweig-1908.jpgChez Rathenau je sentais tou­jours qu’avec son incommensurable intelligence, le sol lui manquait sous les pieds. Toute son existence n’était qu’un seul conflit de contradictions toujours nouvelles. Il avait hérité de son père toute la puissance imaginable, et cependant il ne voulait pas être son héritier, il était commerçant et voulait . sentir en artiste, il possédait des millions et jouait avec des idées socialistes, il était très juif d’esprit et coquetait avec le Christ. Il pensait en internationaliste et divinisait le prussianisme, il rêvait une démocratie populaire et il se sentait tou­jours très honoré d’être invité et interrogé par l’empereur Guil­laume, dont il pénétrait avec beaucoup de clairvoyance les faiblesses et les vanités, sans parvenir à se rendre maître de sa propre vanité. Ainsi son activité de tous les instants n’était peut-être qu’un opiat destiné à apaiser sa nervosité intérieure et à mortifier le sentiment de sa solitude, qui était sa vie la plus intime. Ce n’est qu’à l’heure des responsabilités, en 1919, quand, après la défaite des armées allemandes, lui incomba la tâche la plus difficile de l’histoire, celle de tirer du chaos l’État ébranlé dans ses fondements et de lui rendre puissance de vie, que, soudain, les forces prodigieuses qu’il avait latentes se' composèrent en une force unique. Et il créa en lui cette grandeur qui lui était congéniale en mettant toute sa vie au service d’une seule idée : sauver l’Europe.

 

 

 

Zweig, le Monde dhier, Albin Michel 1948, pp.214-217.

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3 octobre 2011 1 03 /10 /octobre /2011 23:37

Je traduis ici, en français, en bonne entente avec les auteurs, l’article de Magda Dunikowska et Ludwik Turko sur Fritz Haber, initialement écrit en polonais, et très récemment publié en allemand et en anglais dans la Angewandte Chemie, l’une des plus anciennes revues scientifiques allemandes (crée en 1887).   

 

Il était un fois, une ville charmante…


040-copie-1.jpgSur un mur du Salon Sląski, un de ces endroits charmants du vieux quartier universitaire de Wrocław, on peut contempler les portraits des titulaires silésiens du Prix Nobel. La disposition, tout en conservant le style fin de siècle de l’époque, porte déjà le jugement : deux scientifiques ont été condamnés à regarder le délicat intérieur, accrochés la tête en bas. Le premier, honoré pour ses travaux sur les rayons cathodiques, est Philippe Lenard, futur inventeur de la conception de « physique arienne », qu’il opposera à la « physique juive », selon lui inférieure et mensongère. Le second est Fritz Haber, honoré pour sa synthèse de l’ammoniaque, et pionnier de l’utilisation des gaz de combat sur les fronts de la Première Guerre Mondiale. Dans cette galerie de personnages célèbres originaires de Wrocław/Breslau, il n’y a guère de héros plus contradictoires, plus complexes et plus tragiques que Fritz Haber. Le Comité Nobel lui décerna son prix en 1919, pour l’élaboration de la synthèse de l’ammoniaque à partir de ses composants directs : l’hydrogène et l’azote. Ce procédé permit la production industrielle des engrais, apportant ainsi aux cultures de blé son azote indispensable.


045.jpgCela signifiait, pour des centaines de millions de personnes du monde entier, lors des années de mauvaises récoltes, la fin du spectre menaçant de la famine. Dès cette découverte, on associa le nom de Fritz Haber à l’expression « faire du pain avec de l’air ». Il est difficile de trouver meilleure illustration de la dernière volonté d’Alfred Nobel, lequel invita ses exécutants testamentaires à attribuer son prix à ceux qui apportent des avancées majeures au bien pour l’humanité. Et pourtant… Fritz Haber reste le plus souvent absent des encyclopédies qui permettent au grand public de prendre connaissance des auteurs des inventions les plus significatives pour la civilisation. Il en est de même des manuels scolaires, et cela, jusqu’à la terminale.  

Dix ans après avoir mis au point la méthode de production « du pain avec de l’air », Fritz Haber travailla avec succès à l’utilisation de gaz mortels, procédés estimés plus efficaces dans un cadre de conflit armé. En scientifique consciencieux, il se rendit au front en 1915, pour superviser personnellement l’application de la première attaque chimique, sur les lignes anglo-franç049.jpgaises, près d’Ypres.

Pour Norman Davies et Roger Moorhouse, les auteurs de Microcosme – Portrait d’une ville de l’Europe Centrale, le cas Haber a le mérite d’avoir reçu les points sur les « i » :

« Fritz Haber (1868-1934) a emporté le titre de « Docteur La Mort » allemand. Après des études berlinoises, Haber retourna  à Breslau afin de reprendre l’entreprise de son père. Toutefois, la vie de marchand le lassa, et il préféra entamer  une carrière académique. Essentiellement autodidacte, il devint dans un premier temps professeur dans un lycée technique de Karlsruhe, puis, en 1898, professeur de chimie physique […] Quand la guerre écla ta en 1914, Haber remit son institut à la disposition des autorités militaires et se consacra à ses travaux sur les armes chimiques. Quelques mois plus tard, il dirigeait l’attaque au gaz d’Ypres. […] Sa femme, Clara Immerwahr, chimiste comme lui, s’insurgea des travaux de son mari et se suicida. Mais ce drame n’apporta aucune interruption à ses recherches. Plus tard, il contribua à la confection du gaz « Zyklon B ».[1]

                         

À la lumière du texte ci-dessus, il apparaîtrait comme légitime d’accrocher le « Docteur La Mort », non seulement la tête en bas, in effigie, mais également à l’envers, face au mur. Toutefois, avant d’entreprendre, sous les auspices de l’indignation, une croisade[2] anti-haberienne par trop facile, il serait préférable de porter un regard attentif sur ce personnage qui a cristallisé les plus grands défis et phobies d’une époque. Pour commencer, il serait sage de mettre de côté Microcosm, du moins en tant que source d’informations sur Fritz Haber : présenter un diplômé de l’Université d’Heidelberg et un docteur ès chimie de l’Université de Berlin comme un autodidacte est une affirmation pour le moins étonnante. Avec la même imprécision, l’on pourrait avancer que l’HEC de Paris est un lycée économique, ou que L’institut National Supérieur des Sciences Agronomiques est un lycée agricole…

rynek7-breslau.jpgBreslau

 

La légende sombre associée à ce savant moderne mérite cependant une révision, et ce pour au moins deux raisons. Primo : l’importante complexité de son caractère, qui ne desservit aucunement son talent mais qui contribua, au contraire, à la réussite de ses recherches. Cette seule force de caractère dont était habité Haber nous autorise à le considérer comme un héros de son temps. Secundo : L’étude de sa vie demeure une parfaite porte d’entrée pour comprendre quelles étaient les élites de cette époq301.jpgue à la source de la nôtre, qu’elles soient scientifiques, politiques ou issues de l’industrie. Fritz Haber, à l’instar d’une lentille, a en effet focalisé sur lui tous les dilemmes de l’époque qui nous ont précédés, au temps où l’on associait encore de façon particulièrement vivace la conception romantique de l’histoire.

Envisageons dès lors son personnage comme un passage secret menant à la Wrocław/Breslau d’antan, à l’Europe fin de siècle et ses conflits, ses espoirs, ses réussites… De cette période où s’est produit un nouveau changement de paradigme, l’une de ces grandes césures que connaissent toutes civilisations ; car après l’application des inventions de Haber, le monde ne fut plus jamais comme avant. De la même manière que le fit son ami Albert Einstein, il laissa derrière lui une époque révolue. Notre paysage contemporain, avec ses centaines de millions de magasins débordant d’aliments frais et prêts à être consommés, la multiplication constante de bars et restaurants sur tous les continents et îles lointaines, tout cela est né directement des travaux de Haber.

 

haber-en-1891.jpgFritz Haber, véritable breslauer de naissance, fut élève au sein d’un microcosme européen mélangeant nationalités, cultures et religions. Toute l’histoire de sa ville, y compris son développement actuel, laisse à penser qu’elle a toujours été habitée par ce que l’on appelle le genius loci, l’esprit du lieu. Ce fut un endroit qui s’est parallèlement déployé entre le pôle de l’élégance citadine et celui d’un lugubre désir de puissance, au risque de s’abîmer dans un tourbillon destructif. Ce genius loci s’est peut-être manifesté au chevet d’une femme en couche, le jour de la naissance de Fritz Haber, lorsqu’un petit garçon allait bientôt modifier le destin des futures générations. Descendant d’une famille juive de Galicie, Haber allait devenir un intellectuel à la posture et à la personnalité d’un véritable junker prussien. Sa synthèse de l’ammoniac permit la production massive d’engrais, mais rendit également possible la fabrication industrielle de nitrates, composants tout aussi indispensables à la production en masse des explosifs. Haber se bâtit en patriote acharné, à une époque où le nationalisme passait pour une vertu autant que pour une attitude citoyenne volontaire. Il était convaincu que le choc que peut provoquer l’utilisation d’une arme nouvelle forcerait les alliés à une capitulation rapide et épargnerait de nombreuses victimes. Il se trompa sur ce point : des millions de soldats périrent dans la boue des tranchées de la Grande Guerre, trois ans durant ; les gaz toxiques, utilisés par toutes les parties du conflit ne contribuèrent à aucun dénouement. L’efficacité des armes dites traditionnelles s’avéra considérablement plus supérieure à celle des armes chimiques.

 

Les grands albums illustrés publiés en France dans les années vingt en témoignent : sur les dizaines de centaines de dessins publiés, on en recense à peine quelques-uns concernant la bataille d’Ypres de 1915. Il fallut attendre la Seconde Guerre Mondiale pour mesurer le sinistre degré de rendement des gaz dans les camps d’extermination nazis.

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À partir de la prise de pouvoir d’Hitler, lorsque le nationalisme d’État en Allemagne céda face au nationalisme ethnique, l’Allemand Haber devint le juif Haber. Un an plus tard, il mourrait en Suisse (1934). Au cours de la cérémonie établie en sa mémoire et organisée dans des circonstances semi-clandestines au Kaiser-Wilhelm Institut, fondé et dirigé pendant plusieurs années par Haber, l’autre Prix Nobel Max Planck souligna à quel point l’Allemagne aurait perdu la guerre après seulement quelques mois de combats si elle n’avait bénéficié des travaux de Haber sur la synthèse de l’ammoniaque. Et cela aussi bien d’un point de vue économique (manque de vivres), que d’un point de vue militaire (manque de munitions). Car c’est bien la même réaction chimique qui fait du pain avec de l’air qui rend possible la fabrication industrielle d’explosifs. Le discours de Planck sonna dans une salle pleine à craquer. La majorité de l’audience était féminine et composée des épouses des professeurs. Elles représentaient leur mari, lesquels, pour avoir choisi « le moindre mal » et pour « protéger les valeurs », avaient préféré rester à la maison.  

Magda Dunikowska et Ludwik Turko


[1] Norman Davies, Roger Moorhouse, Microcosm : A Portrait of a Central European City, Pimlico, London, 2002.

[2] vide np. Mariusz Urbanek, Zona Doktora Smierc, Gazeta Wyborcza/Wysokie Obcasy 2009.01.08.

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22 avril 2008 2 22 /04 /avril /2008 10:09

Si je parle beaucoup des signataires du Manifeste des 93, c'est parce que ce texte fit énormément de bruit durant la fin de l'année 1914 et toute l'année 1915. Mais l'histoire a oublié la réponse qui fut donnée à cet énorme élan patriotique. Georg Friedrich Nicolai, professeur de médecine à la Charité de Berlin et pacifiste intransigeant rédigea, avec Einstein et Foerster un contre manifeste baptisé « L'appel aux Européens » (« Aufruf an die Europäer ») qui fut accueilli non sans la plus grande circonspection par les intellectuels allemands, si bien qu'il cessa de circuler au bout de quelques jours. L'Appel aux Européens portera en tout quatre signatures : celles de Nicolai, de Friedrich Wilhelm Foerster, professeur de pédagogie à l'Université de Munich, d'Otto Buek, éditeur de Kant, disciple de Hermann Cohen et Paul Natorp et enfin celle d'Einstein, dont ce texte constitue la première prise de position publique. [1]


Aufruf an die Europäer


Alors que la technique et les échanges nous incitent, de toute évidence, à reconnaître de facto les relations internationales et nous conduisent à une civilisation mondiale universelle, jamais une guerre n'a, comme celle que nous vivons, détruit la communauté culturelle née de la collaboration [des nations]. Peut-être ne nous en rendons-nous compte aussi nettement que parce que les liens dont nous déplorons vivement la rupture étaient précisément si nombreux.
Même si cet état de choses ne doit pas nous surprendre, ceux qui tiennent un tant soit peu à cette culture mondiale commune sont doublement obligés de lutter pour le maintien de ces principes. Or ceux chez qui on devrait pouvoir supposer un tel souci - c'est-à-dire d'abord les savants et les artistes - ont jusqu'à présent prononcé presque exclusivement des paroles laissant croire que l'interruption des relations [internationales] a fait cesser jusqu'au désir qu'elles se poursuivent ; ils ont prononcé des paroles de guerre, presque aucun d'entre eux n'a parlé pour la paix.
Aucune passion nationale n'excuse un tel état d'esprit, indigne de ce que le monde entier a toujours compris sous le terme de civilisation, et il serait funeste qu'il devînt l'idéologie commune des clercs.
Cela serait un malheur non seulement pour la civilisation, mais aussi - nous en sommes convaincus - un malheur pour ce qui constitue en dernière instance la cause de tout ce déchaînement de barbarie : à savoir pour l'existence nationale de chacun des États.
Sous l'effet de la technique, le monde a rapetissé, les États de la
grande péninsule européenne paraissent aujourd'hui aussi serrés les uns contre les autres que l'étaient autrefois les villes de chacune des petites péninsules méditerranéennes, et l'Europe - on pourrait presque dire : le monde - par la diversité de ses relations, représente déjà une unité, ayant pour fondement les besoins et les modes de vie de chacun [des peuples].
Aussi serait-ce le devoir de tout Européen cultivé et de bonne volonté au moins de tenter d'empêcher que l'Europe, en raison de son manque d'organisation interne, ne connaisse le même sort tragique que la Grèce autrefois. Ou faut-il que l'Europe, elle aussi, s'épuise peu à peu et périsse dans des guerres fratricides ?
Car la guerre qui fait rage aujourd'hui ne fera sans doute pas de vainqueur, elle ne laissera vraisemblablement que des vaincus. Aussi semble-t-il non seulement bon, mais absolument nécessaire que les clercs de tous les États mettent leur poids dans la balance afin que, quelle que soit l'issue, encore incertaine, de cette guerre, les conditions de la paix ne deviennent pas la source de guerres futures ; il faut au contraire exploiter le fait que cette guerre a plongé l'Europe dans l'instabilité et l'incertitude, pour la remodeler et faire d'elle une unité organique. Les conditions techniques et intellectuelles sont réunies pour le faire.
La question de savoir de quelle manière cet ordre européen est possible ne saurait être traitée ici. Nous voulons seulement souligner pour le principe notre profonde conviction que nous vivons une époque où l'Europe doit s'unir si elle veut protéger son territoire, ses habitants et sa civilisation.
Nous croyons que cette volonté d'union est latente chez beaucoup, et nous voulons, en l'exprimant en commun, lui donner toute sa force.
A cette fin, il semble d'abord nécessaire que s'unissent tous ceux que fait vibrer la civilisation européenne, et qui sont donc ceux que Goethe a appelés de « bons Européens », car on ne doit pas abandonner l'espoir que leurs voix unies - même couvertes par le fracas des armes - ne restent pas tout à fait sans écho, surtout si, parmi ces « bons Européens de demain » on trouve tous ceux qui jouissent de respect et d'autorité parmi leurs pairs.
Mais il est nécessaire que les Européens se rassemblent d'abord, et, lorsque - comme nous l'espérons - il se sera trouvé assez d'Européens en Europe, c'est-à-dire assez d'hommes pour qui l'Europe n'est pas seulement une notion de géographie mais une importante affaire de cœur, alors nous essaierons de convoquer une Ligue des Européens. C'est elle qui parlera et qui prendra les décisions.
Nous-mêmes, nous voulons nous contenter d'y inciter et d'y appeler, et nous vous demandons, si vous pensez comme nous et si, comme nous, vous êtes décidés, de donner à la volonté européenne le plus large écho en joignant votre signature à la nôtre.


[1] D'après Albert Einstein, Œuvres vol. 6 - Editions du Seuil/CNRS - 1991.

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5 avril 2008 6 05 /04 /avril /2008 23:06



L'autre référence à la littérature f
rançaise ne se voit pas dans les citations mais bien dans le corps du récit, lorsque le jeune Fritz Haber ironise faussement avec sa jeune fiancée Clara sur l'art de Destouches.
Philippe Destouches est un auteur dra
matique français (1680-1754) que l'on ne lit plus. Entré à l'Académie avant même d'avoir écrit ses meilleures comédies, on ne retient aujourd'hui de lui que le titre de l'une de ses pièces, Le Glorieux, une pièce de théâtre molièresque et moralisante, sauvée de l'oubli grâce à quelques tirades tombées dans le langage courant, tels que : « Chassez le naturel, il revient au galop ! ; Les absents ont toujours tort ; La critique est aisée, et l'art difficile ». Comme nous dirait l'autre : Etonnant, non ?
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27 mars 2008 4 27 /03 /mars /2008 13:24
figaro1901.jpgPar le jeu des citations que j'emploie dans mon récit, on aura compris très rapidement que je m'abstiens de diffuser des idées françaises. La seule citation française que l'on peut lire sur les 300 pages déjà publiées est celle, antisioniste, du journaliste juif Emil Berr dans le Figaro du 4 septembre 1897 :

Le sionisme - ne riez pas - s'est donné pour programme la reconstitution du royaume de Juda. L'invention est due à un petit groupe d'israélites spirituels et irascibles, qui ont rêvé de jouer aux antisémites du monde entier la farce De s'en aller, j'entends de s'en aller de partout, de déserter les insuffisantes ptries où la sécurité des consciences et des intérêts juifs semblent désormais en péril, et de se donner rendez-vous, à l'abri des malveillances et des haines en quelque coin vacant de Palestine ou d'ailleurs, où l'antique patrie juive serait, au profit de ses émigrants, recréée. Détail piquant : les plus empressés à saluer d'applaudissements les discours du docteur Herzl furent les antisémites ; Au fond, rien de plus naturel. La doctrine antisémite se réduit à ceci : les Juifs tiennent chez nous trop de place et il est urgent qu'on les mette à la porte. Un Juif survient qui propose à ses coreligionnaires de s'y mettre eux-mêmes : les antisémites trouvent l'idée géniale et en acclament l'auteur.

Émile Berr était un journaliste et critique littéraire français d'origine juive. Il écrivit, des années 1880 aux années 1900, pour les quotidiens et hebdomadaires La France du Nord, Le Petit Parisien, Le Figaro, etc. Dès 1894, Berr devint directeur éditorial auxiliaire au Figaro et créa le supplément littéraire du célèbre journal. Son frère, George Berr était un célèbre acteur de théâtre, connu du tout Paris.
Il peut paraître étonnant au lecteur d'aujourd'hui de découvrir la raillerie qui transparaissait des articles que Berr consacrait à la couverture de l'actualité sioniste de son temps. Mais il ne faut pas perdre de vue que de nombreux intellectuels juifs du XIXe siècle et du début du XXe siècle, en Europe occidentale principalement, à l'instar des Karl Marx ou des Karl Kraus, affichaient volontiers leur antipathie du juif, sans pour autant considérer leurs préjugés intimes comme une contradiction.
Comme le soulignait Léon Poliakov dans sa somme consacrée à l'histoire de l'antisémitisme, on pouvait « être Juif de naissance, et ne plus vouloir l'être », et, précisant, à propos de Marx : « N'aurait-il pas inconsciemment cherché à prendre ses distances par rapport au judaïsme, à produire son certificat de non-judéité ? » [1], réflexion se référant à la boutade de Heine qui se plaisait à dire qu'il « avait trouvé dans son berceau sa feuille de route pour la vie entière ».


[1] Léon Poliakov, Histoire de l'antisémitisme, tome III, de Voltaire à Wagner, Calmann-Lévy, 1968, pp. 435-436.


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17 mars 2008 1 17 /03 /mars /2008 19:29

Fritz1891.jpgLe Haber des 17 ans, comme il est introduit dans le récit, était l’archétype du jeune homme allemand instruit et cultivé de la fin du XIXe siècle. Il appartenait à cette jeunesse souhaitant mener une existence propre, autrement que celles de ses pères, persuadée que rien n’est désormais non modifiable ou non améliorable de quelque façon, si bien que plus aucune loi ne demeurait pour elle définitive. Les enfants de cette Allemagne inédite, qu’un gouffre générationnel d’une portée jamais encore observée jetait sans émoi dans un monde en plein bouleversement, incarnaient la passion, l’impatience et les espérances les plus folles. Il n’en restait pas moins que ces jeunes gens optimistes et déterminés devaient se heurter à un monde devenu particulièrement complexe, où malgré tout, le simple fait de s’imposer tenait de la performance, et plus encore si l’on était issu, comme l’était le jeune Haber, de la communauté juive. Pour un juif comme Haber, sensible à l’art de commander et avide d’études universitaires, il était commun de dire : « Abandonnez toute espérance » [1].

Ce célèbre vers que le poète imagina au fronton de la porte de l’Enfer, Lasciate ogni speranza, « abandonnez toute espérance », fut, comme le rappelait en 1919 le sociologue Max Weber, une formule que l’on adressait communément aux juifs d’Allemagne qui aspiraient à la carrière académique.

La vie universitaire est donc livrée à un hasard sauvage. Quand de jeunes savants viennent demander des conseils pour leur habilitation, prendre la responsabilité de les encourager est presque impossible. S’agit-il d’un juif, on lui dit naturellement : Lasciate ogni speranza [2]

[1] D’après Margit Szöllösi-Janze, Fritz Haber, 1868-1934, eine biographie, C.H. Beck, et Fritz Stern, Grandeurs et défaillances de l’Allemagne du XXe siècle, Fayard, 2001.
[2] Max Weber, La profession et la vocation de savant in Le savant et le politique, édition établie par C. Colliot-Thélène, La Découverte, 2003, p. 75.

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