Ami d’Einstein, de Zweig et de dizaines d’artistes et de grandes personnalités de l’Europe, Rathenau était un capitaine d’industrie, un philosophe et un homme politique très apprécié. Son assassinat par des membres de l’extrême droite en 1922 fut l’un des meurtres les plus retentissants du XXe siècle, et c’est par ce triste destin que l’on connaît encore aujourd’hui le nom de Rathenau. Véritable héros, des milliers d’ouvriers le pleurèrent et une manifestation hors du commun fut organisée à Berlin le jour de ses obsèques. Issu d’une famille juive, fils d’Emil Rathenau, le grand magnat allemand de l’électricité, Walter Rathenau naquit le 29 septembre 1867, à Berlin, un an avant Fritz Haber. À 14 ans, il assista à la fulgurante carrière de son père, quand celui-ci eut la bonne inspiration d’acheter le brevet d’Edison. Brillant élève, il fit ses études à la Faculté des Sciences de Berlin et de Strasbourg. Après avoir, dès l’âge de 26 ans, fait ses armes à la tête d’une société d’aluminium, M. Rathenau père lui offrit en 1899 un poste important au sein de sa société d’électricité, l’A.E.G.
Stefan Zweig (1881-1942), qui le rencontra, et qui ne fut pas toujours tendre à son égard, comme le prouvent quelques notes issues de son journal, disait de lui dans Le Monde d’hier : « Toute son existence n’était qu’un seul conflit de contradictions toujours nouvelles. Il avait hérité de son père toute la puissance imaginable, et cependant il ne voulait pas être son héritier, il était commerçant et voulait sentir en artiste, il possédait des millions et jouait avec des idées socialistes, il était très juif d’esprit et coquetait avec le Christ. Il pensait en internationaliste et divinisait le prussianisme, il rêvait une démocratie populaire et il se sentait toujours très honoré d’être invité et interrogé par l’empereur Guillaume, dont il pénétrait avec beaucoup de clairvoyance les faiblesses et les vanités, sans parvenir à se rendre maître de sa propre vanité ».
De nombreuses choses ont été écrites sur la personnalité extraordinairement complexe de Rathenau, la plus documentée restant probablement celle de son ami le Comte Harry Kessler, l’un des plus influents mécènes de l’art moderne ; il lui consacra une biographie, traduite en français chez Grasset en 1933. Avant la guerre, Rathenau se fit l’écho de certains stéréotypes antisémites les plus grossiers. Il s’était imprégné des préjugés raciaux ambiants et avait fait siennes un certain nombre d’idées de Gobineau et de Houston Stewart Chamberlain. Et jusqu’en 1917, Rathenau établissait des liaisons épistolaires avec de nombreux partisans de la cause raciste, dont la plus saisissante est sans nul doute celle qu’il échangea avec son ami raciste Wilhelm Schwaner, auteur d’une Bible germanique, et qui rendit, dès les années 1917, le svastika hindou célèbre dans les milieux de l’extrême droite allemande. Svastika qui sera comme on le sait, choisi par Hitler pour symboliser le nazisme. Comme l’écrit le très Vieille-France Ambroise Got dans son livre L’Allemagne à nu publié en 1923 aux éditions La Pensée Française : « L’assassinat de Rathenau était prévu de longue date ; il était fixé au calendrier de la maffia réactionnaire. Non seulement certaines feuilles et des tracts infâmes poussaient à le tuer, mais encore un « hymne du renouveau » que chantaient les soldats de la Reichwehr et qui était devenu le chant de guerre de tous les membres des corps francs clandestins et des « Hakenkreuzler » ou nouveaux chevaliers teutoniques antisémites et antisocialistes qui, en guise d’emblème, portent la croix gammée ou svastika des anciens hindous ».