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14 décembre 2007 5 14 /12 /décembre /2007 09:57

Bouveresse-KKraus.jpgIl y a, dans le dernier ouvrage en date du philosophe Jacques Bouveresse, Satire & Prophétie : les voix de Karl Kraus, paru chez Agone en cette fin d’année 2007, un chapitre impressionnant consacré à la question de la haine de soi juive. Ce que l’on a appelé l’antisémitisme juif y est très brillamment approché (comme toujours, avec Bouveresse) et certaines vues de Jacques Le Rider, autre commentateur du sujet (je reviendrai plus tard sur les ouvrages ou articles que Le Rider a consacré à la question), s’en trouvent implicitement et quelque peu discutées. A propos des fameuses relations que Karl Kraus entretint avec Houston Stewart Chamberlain, le fameux gendre de Wagner et père de la pseudo-science raciste, Bouveresse écrit :

 

Il peut être tentant de considérer que les relations que Kraus a entretenues avec Chamberlain constituent la preuve par excellence dufait que la réaction à la question juive et à la réponse antisémite qu’elle suscitait de plus en plus ouverte­ment a été, chez lui comme chez un bon nombre d’autres intellectuels juifs, marquée en profondeur par la haine de soi juive. Mais Hannah Arendt me semble avoir une perception singulièrement plus lucide de la situation réelle quand elle remarque, à propos de la manière dont des écrivains comme Kraus, Kafka et Benjamin se sont trouvés, en l’occurrence, confrontés, sur trois modes différents, à une difficulté pour laquelle il n’existait probablement pas de solution véritable : « Sans doute est-il d’autant plus difficile aujourd’hui de com­prendre et de prendre au sérieux ces problèmes qu’on est tenté de les interpréter, à tort, comme une simple réaction à l’antisémitisme ambiant et ainsi comme l’expression d’une haine de soi. Mais de cela il ne saurait être question, s’agis­sant d’hommes du niveau de Kafka, Kraus ou Benjamin. Ce qui donne à leur critique toute son acuité ne fut jamais l’anti­sémitisme, comme tel, mais la réaction à son égard de la bourgeoisie juive, à laquelle l’intelligentsia ne s’identifiait aucunement. Et là non plus il ne s’agit pas de l’attitude apo­logétique souvent peu digne du judaïsme officiel, avec lequel les intellectuels n’avaient guère de contact, mais de la néga­tion mensongère de l’existence de la haine antijuive et de la séparation de cette bourgeoisie d’avec la réalité, mise en scène élaborée avec tous les artifices de l’auto-illusion, et dont faisait aussi partie, en tout cas, pour Kafka, la démarcation établie à l’encontre du prétendu peuple des Ostjuden (Juifs d’Europe centrale) que l’on rendait hypocritement responsable de l’antisémitisme. Le point décisif ici était toujours l’oubli de la réalité, auquel contribuait fortement, comme il est naturel, l’opulence de ces couches sociales.1 »

Même dans le cas de Kraus, qui pourrait sembler à première vue s’y prêter davantage, la tentation de parler de haine de soi juive pourrait bien être avant tout, chez le lecteur d’aujour­d’hui, l’expression d’un manque de subtilité regrettable et d’une incapacité de comprendre comment un intellectuel juif, justement parce qu’il était mieux armé que beaucoup d’autres contre l’oubli de la réalité, pouvait trouver, en fin de compte, moins alarmantes les manifestations usuelles de l’antisémi­tisme régnant que l’inadéquation fondamentale de la réponse que le judaïsme officiel et plus encore la bourgeoisie juive cultivée et libérale (celle dont la Nette Freie Presse constituait le journal de référence) essayaient de leur apporter.

 

Le concept de « haine de soi juive » fait, en tout cas, par­tie de ceux que Kraus a contestés à différentes reprises expli­citement, avec des arguments qui mériteraient certainement d’être mieux connus et pris un peu plus au sérieux. Comme l’écrit Timms, « au cours des débats sur la politique de l’iden­tité, ceux qui suivaient l’exemple de Kraus en répudiant toutes les affiliations juives ont été accusés de "haine de soi", notamment par Theodor Lessing et Anton Kuh. Toutefois, il y avait tellement de factions dans le judaïsme, tellement de "mois" juifs [jewish "selves"]parmi lesquels choisir que le concept n’est d’aucun secours. Bien qu’il tende à être asso­cié aux attitudes autodestructrices d’Otto Weininger, les ori­gines de la "haine de soi" ne résident pas dans le judaïsme mais dans un ascétisme chrétien négateur de la vie — d’où la référence à la "haine de soi chrétienne" dans un passage de Theodor Haecker cité pour la première fois en mars 1914 [DF 395-7, mars 1914,20]. Kraus a répudié le concept de la "haine de soi juive" à un bon nombre d’occasions, rejetant les ar­guments de Kuh comme une popularisation de la théorie psychanalytique de la compensation [DF 561-7, mars I921, 56].

 

Pour lui comme l’a observé son ami Berthold Viertel, la "haine de soi" n’était pas un phénomène spécifiquement juif, mais pouvait être appliquée à d’autres groupes sociaux. De fait, s’il y avait une nation qui niait son identité, c’était bien les Autrichiens, puisque la majorité d’entre eux essayaient de se persuader qu’ils étaient allemands » [ASII, 34]. Chamberlain a encore été mentionné à sept ou huit reprises (la dernière fois en 1927, l’année de sa mort) dans la Fackel après que la correspondance entre lui et Kraus a pris fin. Mais, comme l’observe Wilhelm, la seule remarque exprimant une critique sans réserve de l’auteur des Grundlagen que l’on puisse trouver dans la Fackel n’est pas de Kraus, mais du poète autri­chien Franz Janowitz, un de ses amis les plus chers, tué au combat en novembre 1917, dans un texte posthume intitulé « Das Règlement des Teufels [Le règlement du diable] ». Au nombre des commandements du diable figure, d’après Janowitz, le suivant : « Qu’on fasse croire à tout homme que sa nation est la nation préférée de Dieu. (Pour plus de préci­sions, relire les écrits de Chamberlain.) » [DF 691 -6, juillet 1925,9] Etant donné que le danger qui est évoqué dans la première phrase fait partie de ceux que Kraus connaissait depuis long­temps mieux que personne et contre lesquels il n’avait pas cessé, pendant la guerre, de mettre en garde ses compatriotes et leurs alliés allemands, on ne peut que s’étonner qu’il n’ait pas éprouvé le besoin de faire lui-même le lien entre ce qu’elle dit et ce qui est suggéré dans la deuxième. 

Une obscurité presque complète subsiste encore à propos du moment exact où les relations entre Kraus et Chamberlain ont pris fin et des raisons précises qui ont provoqué la rup­ture. L’expérience de la guerre et des lectures à la fois plus approfondies et plus réfléchies des oeuvres de l’auteur fameux des Grundlagen — on peut se demander sérieusement dans quelle mesure il avait réellement lu le livre la première fois -ont-elles convaincu Kraus que les idées de Chamberlain et en particulier son antisémitisme, dont il était loin d’être le seul lecteur juif à avoir cru pendant un temps qu’il n’était pas de l’espèce susceptible de représenter une menace réelle et concrète, étaient en réalité au plus haut point inquiétantes et à peu près aux antipodes de tout ce qu’il pensait lui-même ? Si c’est le cas, il n’en a en tout cas rien dit, ce qui, même en tenant compte de la difficulté que l’on éprouve toujours à se déjuger plus ou moins radicalement, reste, en tout état de cause, difficile à comprendre. On ne sait pas non plus réel­lement quel rôle ont pu jouer, dans l’éloignement et la sépa­ration, le scepticisme manifesté par Kraus à l’égard de la personnalité de l’empereur Guillaume II et la démystification radicale du personnage, à laquelle, avec une clairvoyance qui est cette fois entièrement à son honneur, il s’est livré de façon prémonitoire, une chose dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle ne risquait sûrement pas de plaire à Chamberlain, familier de l’empereur et défenseur inconditionnel, avant et pendant la guerre, de la légitimité des prétentions de l’Allemagne et de la justice fondamentale de sa cause.

Une partie importante de l’explication (qu’on n’est sûre­ment pas obligé de considérer également comme une excuse), en ce qui concerne l’attitude de Kraus, réside sûrement, comme le souligne très justement Timms, dans sa tendance à considérer la satire essentiellement comme un art des contrastes, dont l’objet consiste, pour une part essentielle, à faire ressortir la contradiction entre les idéaux déclarés et les fins réellement poursuivies. Ce mode de perception de la réa­lité peut amener assez facilement quelqu’un à se convaincre qu’un raciste qui défend ouvertement des idées complète­ment perverses peut, tout compte fait, être moins dangereux qu’un libéral qui affiche de grands principes et de grands idéaux que son comportement contredit à chaque instant de façon patente : « Un écrivain sensible avant tout à la dupli­cité, et expert dans la démolition des façades, sera de façon compréhensible enclin à minimiser le danger des mouvements politiques qui ne font pas mystère de leurs buts. Un raciste qui proclame ouvertement son hostilité aux Juifs peut, selon sa conception, apparaître comme moins sinistre qu’un intel­lectuel libéral qui trompe son public pour son propre profit financier. Car le langage de l’un est sans équivoque, alors que celui de l’autre est rempli de mystification. C’est ainsi que desessais de Houston Stewart Chamberlain ont été imprimés dans la Fackel de cette période initiale sans être assortis de réserves critiques. Kraus respectait clairement la franchise sans compromission des polémiques de Chamberlain. Les journa­listes Bahr et Benedikt, en revanche, [...] attirent sans relâche son attention critique précisément parce que leurs buts réels sont dissimulés derrière un tel camouflage plausible. Le même schéma se répète quinze ans plus tard, quand la propagande de guerre panallemande grossière de Chamberlain ‘ est igno­rée, alors que les tentatives faites par Bahr et Benedikt pour envelopper un programme politique assez semblable dans des couches de verbiage idéaliste sont dénoncées de façon incisive. Pour l’amateur de déguisements idéologiques, un hypocrite pharisien, de quelque persuasion politique que ce soit, sera toujours une cible plus intéressante qu’un fanatique qui parle ouvertement. » [ASI, 46]
 
Effectivement, Kraus donne l’impression de trouver à tout prendre beaucoup moins redoutable le pangermanisme ouvertement proclamé de Chamberlain que le pangerma­nisme dissimulé et hypocrite d’un journal libéral comme la Neue Freie Presse. On ne pourrait certainement pas dire d’une attitude de cette sorte qu’elle favorise particulièrement la sûreté du jugement politique et l’appréciation correcte du rapport des forces politiques et idéologiques. Mais il est pour le moins peu probable que ce soient, de façon générale, les qualités dominantes du satiriste; et il est clair que cela n’a jamais été, en tout cas, celles de Kraus.

 

1) Dans les Kriegsaufsätze (1914) et les Neue Kriegsaufsätze (1915), Chamberlain a plaidé vigoureusement la cause de l’Allemagne, célébrée notamment pour son amour profond de la paix et de la vérité, contre l’incompréhension et les calomnies de l’étranger, en particulier celles du pays dont il était originaire, l’Angleterre ; et il a pris en 1916 la natio­nalité allemande. La prétention de l’Allemagne à exercer, au nom des valeurs universelles qu’elle défendait et sous le patronage de génies incomparables comme Goethe et Kant, un rôle dirigeant et dominant dans le monde, y était présentée ouvertement comme tout à fait justi­fiée. À bien des égards, la conception qui est développée dans ces essais constitue une illustration exemplaire de ce que Kraus a appelé la théo­rie de l’« innocence persécutrice » (le concept apparaît pour la première fois en 1915 [DF 406-12, 158]) : même quand elle cherche à dominer, à conquérir et à asservir, l’Allemagne, qui suscite une sorte de haine uni­verselle et contre laquelle le monde entier est prêt à se liguer parce qu’il ne la connaît et ne la comprend en aucune façon, ne fait en réalité jamais que mener une guerre défensive au nom de principes éthiques et ne veut que le bien de tous. Dans les dernières pages du volume I des Grundlagen, la germanité était décrite comme l’enfant innocente et ingénue qui vient de faire une entrée timide et hésitante dans l’histoire mondiale, et il était question de la manière dont « nous suivons notre chemin sans arme, sans défense, sans conscience d’un danger quel­conque, toujours à nouveau éblouis, toujours prêts à avoir une haute opinion des choses étrangères et à faire peu de cas de celles que nous avons en propre, les plus savants de tous les hommes et en sachant pourtant moins que n’importe qui d’autre sur le monde qui nous envi­ronne immédiatement, les plus grands découvreurs et pourtant frappés de cécité chronique ». Compte tenu de la façon dont Kraus a été capable par la suite de réagir à des affirmations de cette sorte, il est Pour le moins curieux que celles de Chamberlain, s’il les a lues, ne I aient pas inquiété davantage sur le moment.

 

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